Wilson Florentin, étudiant en L2 et bientôt en L3 à l’Université Grenoble-Alpes, a travaillé au CRJ comme stagiaire du 16 juin au 18 juillet. Il a participé au projet IDEX Formation TEDIA – Transformation des études de droit vers l’intelligence artificielle, dans le cadre des tests « Exercies étudiants et IA » (concernant cette dimension, voir les explications et les tests sur le site du projet TEDIA). Il a également participé au projet JADE concernant certaines missons sur la base de données, notamment pour compléter les résultats des élections Outre-Mer. Présentation de ce travail et de ses résultats dans le cadre du projet JADE, dans le billet ci-dessous co-écrit avec Romain Rambaud.
La base de données JADE complétée avec une partie des résultats d’Outre-Mer… particulièrement difficiles à trouver et qu’il a fallu entièrement consolider numériquement… à la main !
Comme on le sait, la base de données JADE, aujourd’hui disponible en Open Data, a pour objectif de relier les décisions du Conseil constitutionnel relatives aux élections législatives avec les résultats de ces élections, notamment pour en tirer un certain nombre d’enseignements chiffrés sur la notion juridique de sincérité du scrutin et le critère de l’écart de voix (voir sur ce point notre article de principe publié à la Revue française de droit constitutionnel).
Cependant, et comme nous l’avons bien expliqué dans notre article consacré à l’édification technique de la base de données (et disponible, lui aussi, en Open Data), les bases de données n’ont rien de magique. Elles résultent au contraire d’un travail très lent et très complexe de construction. Il peut y avoir des erreurs, des carences, des manques, etc., ce qui a forcément une conséquence sur les résultats qui peuvent être produits. Il ne faut pas s’en émouvoir outre-mesure : cela fait partie intégrante d’un processus normal de construction incrémentale de la recherche, qui est en progrès constant, y compris quand elle adopte une approche empirique et quantitative… qui n’est pas magique non plus.
Comme le mentionne le site internet du projet JADE, il en résulte qu’en l’état, toutes les décisions du Conseil constitutionnel ne sont pas appairées : le site de JADE montre ainsi que la base contient 86.5 % de décisions AN rattachées à des résultats, mais qu’il reste 6,81 % de la base qui relève de décisions AN non rattachées. Ainsi, comme l’indiquent nos articles scientifiques et le site du projet JADE, le rattachement n’avait pas pu être fait pour les cas suivants : pour les élections sénatoriales (SEN) ce sera fait dans un second temps ; pour les décisions portant sur aucune ou plusieurs circonscriptions cela ne peut pas être fait (sans incidence puisqu’il s’agit de décisions d’irrecevabilité manifeste rendues sur le fondement de l’article 38 de l’ordonnance de 1958), pour les résultats des élections législatives de 1986, qui étaient basées sur un mode de scrutin différent (proportionnel) ; pour une partie des élections partielles pour lesquelles nous n’avons pas trouvé de données de résultat (et ce travail reste à faire), mais aussi pour les résultats des élections legislatives pour l’outre mer avant 1988 car ces résultats ne sont pas disponibles actuellement en open data ou sur le site du ministère de l’intérieur.

Dans la mesure où le projet JADE est désormais pris en charge par l’ANR, et parce que le point avait été souligné par différents collègues lors des présentations récentes du projet JADE (notamment dans le cadre de séminaires de sciences politiques), il a été décidé de profiter de la période des stages étudiants à l’UGA au sein du laboratoire CRJ pour relancer la problématique de l’exhaustivité de la base de données sur l’Outre-Mer. Ce qui constitue en soi un véritable défi à ne pas sous-estimer, dans la mesure où comme indiqué ci-dessus, ces résultats ne sont pas disponibles sur la plateforme traditionnelle des résultats des élections tenue par le ministère de l’intérieur.
De ce point de vue, il faut noter dès à présent une limite : tout l' »Outre-Mer » n’a pas pu être couvert. En effet, on ne traitera ci-dessous et dans la base que les territoires d’Outre-Mer qui sont encore français, à l’exclusion donc des territoires qui n’existent plus (Algérie, Comores, Afars et Issas, etc). Ceci est lié d’abord à des raisons techniques, puisque pour les intégrer il faudrait changer le code d’import des élections, ce qui est lourd, mais aussi aux modes de scrutin. En effet, la base de données relationnelles JADE, en l’état, n’est conçue et ne fonctionne que pour le mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours, à l’exclusion d’autres modes de scrutin. C’est la raison aussi pour laquelle n’apparaissent pas dans les résultats les décisions des élections législatives de 1986, qui étaient basées sur un mode de scrutin différent (proportionnel). Or, pour les élections de ces territoires, les modes de scrutin étaient différents. Pour l’Algérie et les Comores : il s’agit de scrutin de liste à un tour, comme en 86. En 58 et 62, certains territoires d’outre mer sont au scrutin uninominal à un seul tour. Les intégrer supposerait encore une modification de la base relationnelle existante à ce stade. Bien sûr, ce point peut être critiqué et constitue une limite actuelle de la base JADE et des résultats du projet JADE : par exemple, les résultats actuels ne traitent pas de la question spécifique de l’Algérie, qui pose bien des problèmes aux historiens… Il s’agit d’une amélioration encore possible de la base et des résultats de JADE.
Dès lors, il n’est à ce stade possible que de traiter des élections Outre-Mer dans les territoires encore français et se déroulant selon le mode de scrutin classique. Il manquait ainsi dans la base, parce que non correlées à des résultats, les décisions suivantes :
numero | date_dec | departement | circonscription | solution_jade |
81-958 | 1981-11-19 | la-reunion | 2 | rejet |
81-945 | 1981-10-09 | guadeloupe | 3 | rejet |
81-903/905/916 | 1981-09-17 | nouvelle-caledonie | 2 | rejet |
78-845 | 1978-07-12 | martinique | 2 | rejet |
78-860 | 1978-07-12 | guadeloupe | 2 | rejet |
78-839 | 1978-07-05 | martinique | 1 | rejet |
78-844 | 1978-06-28 | la-reunion | 2 | rejet |
78-865 | 1978-06-28 | guadeloupe | 1 | rejet |
78-843 | 1978-06-28 | la-reunion | 1 | rejet |
78-842 | 1978-06-28 | la-reunion | 3 | rejet |
73-690 | 1973-10-25 | guadeloupe | 2 | rejet |
73-602 et autres | 1973-10-25 | guadeloupe | 1 | annulation |
73-584/593 | 1973-10-11 | la-reunion | 3 | rejet |
73-596/598 | 1973-07-11 | martinique | 2 | rejet |
73-594 | 1973-07-05 | martinique | 1 | rejet |
73-603/741 | 1973-06-27 | la-reunion | 2 | rejet |
73-592 | 1973-06-27 | la-reunion | 1 | rejet |
68-561/562 | 1968-11-14 | guadeloupe | 1 | rejet |
68-530 | 1968-11-14 | la-reunion | 2 | rejet |
68-529 | 1968-11-07 | la-reunion | 1 | rejet |
68-521/563 | 1968-11-07 | martinique | 2 | rejet |
68-522/544/546 | 1968-10-31 | guadeloupe | 2 | rejet |
68-540 | 1968-10-31 | guadeloupe | 3 | rejet |
68-531 | 1968-10-03 | la-reunion | 3 | rejet |
67-357/362/499 | 1967-11-03 | guadeloupe | 1 | rejet |
67-412 | 1967-10-18 | guadeloupe | 2 | rejet |
67-492 | 1967-07-11 | guadeloupe | 3 | rejet |
67-498 | 1967-07-11 | la-reunion | 2 | rejet |
67-443 | 1967-06-29 | martinique | 3 | rejet |
67-355 | 1967-06-22 | la-reunion | 3 | rejet |
67-458 | 1967-06-02 | martinique | 2 | rejet |
67-356 | 1967-05-25 | la-reunion | 1 | rejet |
62-287 | 1963-02-19 | la-reunion | 2 | annulation |
62-284/319 | 1963-02-19 | guadeloupe | 2 | rejet |
62-288 | 1963-02-19 | la-reunion | 3 | rejet |
62-250/251/286 | 1963-02-19 | la-reunion | 1 | annulation |
62-285/327 | 1963-02-12 | guadeloupe | 3 | rejet |
62-255/277 | 1963-01-29 | guadeloupe | 1 | rejet |
62-335 | 1963-01-09 | martinique | 3 | rejet |
62-273 | 1963-01-08 | martinique | 1 | rejet |
58-39/127/129/133 à 189 | 1959-05-14 | guadeloupe | 1 | rejet |
58-117 | 1959-04-23 | la-reunion | 1 | rejet |
58-110/128 | 1959-04-23 | guadeloupe | 2 | rejet |
58-102 | 1959-04-23 | martinique | 1 | rejet |
58-44/45 | 1959-04-23 | la-reunion | 2 | annulation |
58-18 | 1959-02-13 | la-reunion | 3 | rejet |
58-130 | 1959-02-13 | guadeloupe | 3 | rejet |
Cependant, trouver les résultats de ces élections ne fut pas chose aisée, car ils ne se trouvent pas en Open Data sur le site du ministère ou sur Data Gouv.fr. Il n’existait pas de fichier unique réunissant les résultats de ces élections en Outre-Mer consultable facilement. C’est désormais chose faite en partie dans la base de données JADE.
Il a fallu demander à l’Assemblée Nationale si elle disposait de ces informations. Et c’est en effet le cas, mais sous une forme qui n’était pas celle d’un fichier. C’est ainsi que l’Assemblée Nationale nous a envoyé 8 fichiers différents sous forme de PDF comprenant 1100 pages chacun.
Ces fichiers sont les suivants :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
LES ÉLECTIONS LÉGISLA TIVES
Métropole – Départements d’ Outre-Mer : 23 et 30 Novembre 1958
Algérie : 30 Novembre 1958
Départements des Oasis et de la Saoura : 30 Novembre 1958
Territoires d’Outre-Mer : 19 Avril – 10. 24 et 31 Mai 1959
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE MINISTERE DE L ’INTÉRIEUR
LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES DE 1962
Métropole – Départements d ’Outre-Mer : 18 et 2 5 novembre 1962
Territoires d ’Outre-Mer : 18 novembre, 2 décembre 1962
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE MINISTÈRE DE L ’INTÉRIEUR
LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES DE 1967
Métropole – Départements et Territoires d ’Outre-Mer : 5 et 12 mars 196 7
Polynésie Française : 5 et 19 mars 1 967
Côte Française des Somalis : 2 3 avril 196 7
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE MINISTÈRE DE L ’INTÉRIEUR
LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES
Territoires d ’Outre-Mer :
• Comores : 23 juin 1968.
• Nouvelle-Calédonie et dépendances et Nouvelles-Hébrides, Saint-Pierre et Miquelon,
Territoire Français des Afars et des Issas : 23 et 30 juin 1968.
• Iles Wallis et Futuna et Polynésie Française : 7 juillet 1968
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE MINISTÈRE DE L ’INTÉRIEUR
LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES DE 1973
Métropole – Départements d ’Outre-Mer : 4 et 11 mars 1973
Territoires d ’Outre-Mer :
• Comores : 4 mars 1973.
• Nouvelle-Calédonie et dépendances et Nouvelles-Hébrides, Saint-Pierre et Miquelon,
Territoire Français des Afars et des Issas, Iles Wallis et Futuna et Polynésie Française :
4 et 11 mars 1973
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
MINISTÈRE DE L ’INTÉRIEUR
LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES DE 1978
12 et 19 mars 1978
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE MINISTÈRE DE L ’INTÉRIEUR ET DE LA DÉCENTRALISATION
LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES DE 1981
Métropole – Départements d ’outre-mer – Collectivité territoriale de Mayotte : 14 et 21 juin 1981
Territoires d ’outre-mer : Iles Wallis et Futuna : 21 et 2 8 juin 1981
Nouvelle-Calédonie : 14 et 21 juin 1981
Polynésie française : 21 juin et 5 juillet 1981
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE MINISTÈRE DE L ’INTÉRIEUR
LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES DE 1986
16 et 23 mars 1986
Chaque fichier est d’environ 1100 pages et est structuré en plusieurs parties et sous-parties.
Première partie : Législation électorale
• Concerne la métropole et l’outre-mer.
• Détaille les dispositions spéciales pour l’outre-mer.
• Dispositions législatives : Rappel des normes constitutionnelles, normes législatives extraites du code électoral, règlements d’administration publique, décrets en Conseil d’État.
• Dispositions réglementaires et textes complémentaires.
• Informations sur toutes les circonscriptions électorales détaillées.
• Conditions requises pour avoir la qualité de votant.
• La section sur les dispositions spéciales traite des règles spécifiques aux outre-mer.
Deuxième partie : Études et Statistiques
• I. Statistiques sièges :
• Regroupe les membres élus dans les groupes parlementaires et les apparentés (métropole, DOM, TOM).
• Liste des membres élus par groupe parlementaire.
• Représentation cartographiée des répartitions politiques sur le territoire français.
• II. Statistiques voix :
• Taux de participation par circonscription.
• Statistiques sur la répartition des voix des diverses formations politiques.
• Répartition des groupes politiques sur la carte.
• III. Statistiques diverses :
• Répartition des candidats par profession, âge et sexe.
• Point de convergence entre professions et groupe parlementaire, ainsi qu’entre âge, sexe et groupe parlementaire.
• Statistiques des votes par correspondance et par procuration.
• Recours exercés devant le Conseil constitutionnel.
• Troisième partie : Résultats détaillés des élections législatives par circonscriptions électorales et par cantons
• I. France métropolitaine :
• Détail des personnes se présentant avec le nombre de voix, le nombre de tours.
• Nombre d’inscrits, de votants et de suffrages exprimés.
• Tableau statistique par canton.
• Rappel des élections précédentes.
• II. Départements d’outre-mer : Détail des personnes se présentant avec le nombre de voix, le nombre de tours.
• Nombre d’inscrits, de votants et de suffrages exprimés.
• Tableau statistique par canton.
• Rappel des élections précédentes.
• III. Territoires d’outre – mer : Détail des personnes se présentant avec le nombre de voix, le nombre de tours.
• Nombre d’inscrits, de votants et de suffrages exprimés.
• Tableau statistique par canton.
• Rappel des élections précédentes.
Les résultats de chacune des élections concernées par chacune des décisions citées ci-dessus, avec l’ensemble des candidats et l’ensemble des scores, ont été recherchés à la main et complétés sur un document unique, qui a fait l’objet d’une double lecture : rempli par un étudiant stagiaire, et vérifié par un autre. Le fichier ainsi obtenu, sous forme de fichier excel, est disponible ici en téléchargement.
Sur la base de ce fichier, la base de données JADE va être enrichie de ces résultats et donc de ces décisions, permettant une analyse plus complète, quasi-exhaustive, sous la réserve des données encore manquantes évoquées ci-dessus.
Cela concerne quand même 47 décisions du Conseil constitutionnel, ce qui n’est négligeable sur le plan quantitatif comme qualitatif.
Analyse qualitative des décisions d’annulation jusqu’ici manquantes dans la base de données
Comme l’indique le tableau ci-dessus, il manquait dans la base de données Outre-Mer 47 décisions, dont seulement 4 décisions d’annulation.
Dans la mesure où les résultats du projet JADE sur la rationalité de l’écart de voix évoqués ci-dessus sont significatifs et détaillés à ce stade seulement pour les décisions d’annulation, on n’évoquera ci-dessous que l’apport de l’analyse de ces 4 décisions d’annulation au regard des résultats généraux du projet JADE.
Sur l’ensemble des litiges étudiés on peut remarquer qu’il y a une forte concentration des annulations en 1958/59 et 1962/63, soit au tout début de la Vème République, même si le contentieux est constant sur la période. Dans ce cadre, le juge a connu trois situations où le nombre de voix d’écart (dont deux décisions du même jour) était important, alors qu’une autre avait un écart de voix sensiblement faible. Dans la plupart des cas ce sont les opérations électorales qui sont concernées, et dans ces décisions l’écart de voix apparaît comme un élément dans un raisonnement du juge plus globalisant. Ces décisions d’annulation, dont certaines sont spectaculaires, ont sans doute participé à cette idée que l’Outre-Mer fut un terroire « pathogène » pour la fraude électorale, en particulier à la Réunion en 1958/59 et 1962/63 où 2 circonscriptions sur 3 ont été annulées le 19 février 1963. Pour ce territoire en particulier, un cas apparaît particulièrement hors normes.
Bien entendu, du point de vue des résultats du projet JADE et de manière générale, les cas avec des écarts de voix faibles sont moins intéressants que les cas avec des écart de voix importants.
La décision avec un écart de voix faible : la décision de 1973 en Guadeloupe
La décision n°73-602 et autres AN, 25 octobre 1973, Guadeloupe 1ère circonscription
Les élections législatives qui se sont déroulées le 11 mars 1973 dans la 1ère circonscription de la Guadeloupe ont été annulées en raison de multiples irrégularités ayant entaché la sincérité du scrutin. Le premier tour de ces élections a vu s’affronter quatre candidats. Au second tour, Monsieur Hélène Léopold, candidat sortant, a obtenu 15 051 voix, tandis que Monsieur Ibène Hégésippe a recueilli 14 852 voix, soit une faible différence de 199 voix.
Le juge a été saisi de plusieurs requêtes. Il a fondé sa décision d’annulation sur la véracité des bulletins de vote et sur des doutes sérieux concernant le taux de participation dans certains bureaux de vote. Le juge s’est fondé sur deux éléments principaux qui sont d’une part les irrégularités dans les listes d’émargement où il a été constaté des anomalies importantes dans les émargements sur les listes électorales, suggérant que des inscrits n’auraient pas effectivement voté. D’autres part l’erreur de retranscription des émargements a constitué le point final dans la volonté d’annuler ces élections puisque dans un autre bureau de vote, les émargements du second tour avaient été retranscrits dans la colonne dédiée au premier tour. Cette erreur a conduit à un retranchement de voix pour le candidat qui était majoritaire dans ce bureau, affectant potentiellement le résultat final. Face à l’accumulation de ces irrégularités, le juge a considéré que la régularité des opérations électorales n’était pas fiable. Par conséquent, les élections tenues le 11 mars 1973 ont été annulées.
Les trois décisions relatives à la Réunion en 1958/59 et 1962/63 : des annulations malgré des écarts de voix importants voire hors normes
Ici, c’est la Réunion qui apparaît comme un territoire particulièrement problématique, et plus particulièrement encore la 2ème circonscription : les irrégularités étaient telles que les élections ont été annulées avec des écarts de voix plus importants que pour les autres cas de la même époque. Les irrégularités en question concernaient alors essentiellement les opérations électorales elles-mêmes.
La décision n° 58-44/45 AN du 23 avril 1959, La Réunion, 2ème circonscription : 5256 voix d’écart par rapport à la majorité absolue, 13314 voix entre les deux principaux adversaires
Suite aux élections qui se sont déroulés le 23 novembre 1958 dans la 2ème circonscription de la Réunion, M. Clément a emporté l’élection avec 23595 voix en s’imposant au premier tour avec le dépassement de la majorité absolue fixé à 18 339 voix, soit un écart de 5256 voix. Son principal adversaire avait fait 10281 voix seulement.
Le juge a annulé ces élections suite à une irrégularité du scrutin, associée à la violation des articles 416 et 418 du code électoral qui définissent les règles de composition des bureaux de votes afin des respecter les principes essentiels à la régularité du scrutin tel que l’impartialité. Ce qui a conduit à ce que les élections se soient déroulées sous la surveillance des représentants d’un seul candidat conduisant ainsi à de multiples pressions sur les électeurs faussant ainsi leur jugement et leur volonté de vote. Suite à quoi de multiples fraudes se sont réalisées. De plus, les dépouillements ont été effectués par les mêmes surveillants, ce qui entache la sincérité du scrutin ainsi que le principe d’impartialité ce qui a conduit le juge à sanctionner le résultat des élections.
Il estime ainsi que « Considérant que ces graves irrégularités peuvent, compte tenu du nombre des suffrages dont la sincérité a pu s’en trouver affectée, être regardées comme ayant eu une influence déterminante sur le résultat de la consultation et qu’elles sont, en conséquence, de nature à justifier l’annulation des opérations électorales en cause ».
La décision n° 62-250/251/286 AN, 19 février 1963, La Réunion, 1ère circonscription : un écart de voix de 9645 voix entre les candidats, de 2865 voix vis-à-vis de la majorité absolue, mais de seulement 147 voix par rapport au quart des électeurs inscrits
Les élections ayant eu lieu le 18 novembre 1962 à la Réunion dans la 1ère circonscription se sont déroulées sur un seul et unique tour ou le candidat sortant était M. Mace Gabriel, avec 13542 voix détenant ainsi une majorité absolue. Lorsque l’on calcule par rapport à la majorité absolue qui était de 10677 voix, on se retrouve avec un écart de 2865 voix. Son principal adversaire eut 3807 voix seulement.
Le Conseil constitutionnel constate d’une part qu’il y a eu un trouble grave qui a interrompu le scrutin suite à des violences et détérioration matérielles, ce qui constitue une atteinte au principe d’accessibilité du scrutin. D’autre part le fait que 22221 suffrages n’ont pu être recueillis constitue un violation du droit de vote des électeurs, donnant ainsi l’occasion à un candidat d’être élu directement au premier tour. Reconnaissant que l’ensemble de ces voix manquant ont un impact sur la sincérité du scrutin, le juge a annulé l’élection.
Cependant, en analysant plus finement le PV, on se rend compte que le Conseil constitutionnel a pris a pris en compte non seulement l’écart de voix mais aussi l’écart par rapport au nombre du quart des électeurs inscrits,nécessaire pour être élu dès le premier tour. Or cet écart de voix n’est que 147 voix. Le PV indique ainsi :
MACE dépasse de 147 voix le 1/4 des inscrits et de 2865 la majorité des exprimés. N.B : 22221 électeurs n’ont pas pu voter.
Si on raisonne en termes d’électeurs inscrits, l’écart de voix est donc faible, mais dans le raisonnement du Conseil constitutionnel cela n’apparaît pas en tant que tel dans la décision. Cependant, en tout état de cause, un cas apparaît hors norme.
La décision n°62-287 AN, 19 février 1963, La Réunion, 2ème circonscription : un écart de voix hors norme de 25869 voix entre les deux candidats, une annulation de l’élection « nonobstant l’important écart de voix existant entre le candidat proclamé élu et le requérant«
Les élections ayant eu lieu le 18 novembre 1962 à la Réunion dans la 2ème circonscription se sont déroulées à un tour entre deux candidats et on trouve ici un écart de voix hors norme.
En effet, M. Vauthier Marcel avait gagné l’élection avec 31.187 voix, face à M. Félicité Léon avec 5318 voix, soit un écart de voix de 25869 voix totalement hors norme. Cependant dans ce type d’élection acquises au premier tour il est pertinent de raisonner aussi par rapport à la majorité absolue : il n’en reste pas moins dans ce contexte que la majorité absolue était de 16232 voix ce qui continue à faire un écart de voix de 12934 voix.
Le juge a considéré qu’il y avait de nombreuses et graves irrégularités ce qui a conduit à l’annulation des élections. D’une part le juge considère qu’il y a une violation manifeste du principe d’impartialité lorsque plusieurs bureaux de vote ont été constitués à l’avance ce qui a exclu les électeurs qui soutenaient le requérant. De plus les délégataires de M. Félécité ont été menacés et exclus des bureaux dans certains communes caractérisant une violation du principe de transparence du dépouillement des bulletin. Et enfin sachant que le maire d’une commune a également rempli l’urne de bulletins pré-remplis ce qui constitue un manque de sincérité du scrutin.
Le juge ainsi que « 2. Considérant que ces irrégularités, par leur nombre et leur gravité, ainsi que le climat de violences réciproques créé dans la circonscription, retirent au scrutin tout caractère de sincérité et font obstacle à ce que les résultats de celui-ci puissent être tenus pour valables; que, dans ces conditions, faute de pouvoir, en l’état du dossier, substituer à ces derniers des résultats qui puissent être regardés comme réguliers, et nonobstant l’important écart de voix existant entre le candidat proclamé élu et le requérant, il y a lieu d’annuler l’élection contestée « . Cette élection fait alors figure de véritable exception.
On notera cependant ici que le PV de la décision du Conseil constitutionnel est illisible.
On soulignera enfin qu’en tout état de cause, cette annulation n’eut guère d’effets, puisque lors de l’élection partielle du 5 mai 1963, M. Vauthier fut de nouveau élu avec 19519 voix contre 7936 pour son premier adversaire.
Résultat : l’impact de l’intégration de ces décisions dans l’analyse de JADE
Sur certains points, l’intégration de ces résultats sont inédits notamment en tant qu’ils introduisent un cas ultra-extrême dans les résultats de JADE. D’un autre côté, ils relèvent d’anomalies et de raisonnements retenus par le juge constitutionnel relevant du tout début de la Vème République, ce qui sur ce point vient confirmer l’analyse de JADE.
L’intégration de cas d’écart de voix importants dans le raisonnement de JADE
On le sait, le projet JADE, dans son analyse, a retenu la thèse de la rationalité de l’écart de voix dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Nous l’avions indiqué dans notre article de principe et sur le blog du droit électoral, le projet JADE démontre, statistiquement, que le juge électoral utilise rationnellement ce critère de l’écart de voix dans l’examen de la sincérité du scrutin.
On démontre ainsi que l’analyse confirme sauf exceptions justifiables une notion d’écart de voix faible soit vis-à-vis des éléments déterminants de l’acquisition de l’élection au premier tour quand c’est le cas (majorité absolue des suffrages, quart des électeurs inscrits), soit entre les candidats 2 et 3 du 1er tour soit entre les candidats 1 et 2 du 2nd tour, et par conséquent la prise en compte effective du critère de l’écart de voix par le juge électoral. Ceci étant démontré, il est possible ensuite d’analyser plus en détail l’écart de voix pertinent en sélectionnant la plus petite de ces deux valeurs pour démontrer qu’il existe en effet un écart de voix en général « faible », et à quel niveau. On constate que les écarts de voix pris en compte par le juge sont effectivement faibles : la moitié des décisions ont un écart de voix inférieur ou égal à 119 voix ou 0,4 % des suffrages exprimés, les trois quarts des décisions ont un écart de voix inférieur ou égal à 281 ou 1,4 % des suffrages exprimés.

Le juge est au demeurant devenu de plus en plus sévère en admettant un écart de voix de plus en plus strict : à partir de 2002, sauf exceptions parfaitement explicables, toutes les annulations ont au moins un écart de voix entre les candidats 2 et 3 du tour 1 ou entre les candidats 1 et 2 du tour 2 inférieur ou égal à 279. Les graphiques ci-dessous permettent de visualiser très facilement ces résultats, en nombre de voix absolues ou en pourcentage de suffrages exprimés.


Pour le cas particuliers des élections acquises dès le premier tour, les résultats sont les suivants :
Numéro | min_ecarts | t1_ecart1 | t1_ecart2 | ecart maj abs | date_dec | départements | circo |
62-256/268 | 12 | 8889 | 2273 | 12 | 1963-02-05 | corse | 1 |
62-299/300 | 22 | 11835 | 2775 | 22 | 1963-02-05 | seine | 52 |
67-376/409 | 1117 | 9738 | 9402 | 1117 | 1967-07-12 | corse | 3 |
88-1031 | 211 | 13154 | 211 | 4481 | 1988-06-21 | oise | 1 |
88-1030 | 399 | 16942 | 399 | 6488 | 1988-06-21 | oise | 2 |
2017-5162 | 17 | 277 | 2915 | 17 | 2018-02-02 | wallis-et-futuna | 1 |
Il est certain que les écarts de voix cités-ci dessus sont importants pour les annulations en Outre-Mer avant 1988 au regard de ces différents chiffres : 5256 voix d’écart par rapport à la majorité absolue en 1958 pour la 2ème circonscription de la Réunion (et 13314 entre les deux principaux candidats) et le nombre extrême de 25869 voix totalement hors norme pour la 2ème circoncription en 1962.
Bien entendu, l’intégration des décisions ci-dessus pourrait avoir un impact intégrant despoints importants dans ces tableaux et graphiques. Cela ajoute donc des cas extrêmes à analyser et justifier plus qualitativement, concernant un territoire particulièrement problématique à l’époque, la Réunion, qui fait figure d’exception dans le contentieux électoral, comme le Conseil constitutionnel le reconnait lui-même puisqu’il annule l’élection « nonobstant » l’important écart de voix entre les adversaires.
D’un autre côté, cela vient confirmer un résultat de JADE obtenu par l’obersvation purement quantitativiste : la présence de cas très particuliers en début de Vème République et d’un écart de voix apprécié plus largement par le Conseil constitutionnel hier qu’aujourd’hui, et toujours adaptable aux circonstances.
La confirmation de cas très problématiques et d’une appréciation plus large de l’écart de voix par le Conseil constitutionnel au début de la Vème République
Si le projet JADE, jusqu’à présent et dans son article à la RFDC, n’avait pas ces chiffres là, parce que non intégrés à la base de données, il n’en reste pas moins qu’un résultat avait déjà été détecté, et se trouve considérablement renforcé à plus forte raison par l’intégration des trois décisions relatives à la Réunion : la présence de cas très problématiques et d’une appréciation plus large de l’écart de voix par le Conseil constitutionnel au début de la Vème République.
Dans le cadre de l’article RFDC, en effet, il avait déjà été détecté des écarts substantiellement plus importants au début de Vème République (les deux points en haut à droite concernant les cas particuliers de l’annulation des élections des députés des Français de l’étranger à cause de dysfonctionnements dans le vote électronique, voir l’article consacré à ce sujet sur le présent blog).

Plus petit écart de voix entre les candidats 2 et 3 du tour 1 et les candidats 1 et 2 du tour 2 au cours du temps
En particulier, on notait les points les plus hauts qui correspondent aux décisions n°58-77 AN, n°62-297/305 AN, n°62-310 AN, n°67-464 AN :
Décision n°58-77 AN du 6 janvier 1959 Charente-Maritime, 1ère circ., concernant des problèmes de tracts diffamatoires en plus de manœuvres au désistement, pour un écart de 1857 voix au 1er tour et 1558 voix au 2ème, considéré en l’espèce comme assez faible pour entraîner l’annulation de l’élection.
Décision n°62-297/305 AN, Corse, 3ème circ., le contrôle du juge était rendu totalement impossible par une arrivée anormalement tardive / non communication en commission de recensement des procès-verbaux, faisant naître de fortes suspicions sur leur authenticité, pour un écart de voix de 1355 voix au deuxième tour.
Décision n°62-310 AN du 12 mars 1963, Hérault, 4ème circ., concernant des pressions pour un écart de 1458 voix au 2ème tour.
Décision n°67-464 AN du 12 juillet 1967, Gers, 1ère circ., pour une manœuvre par lettre circulaire, pour un écart de 1246 voix au 2ème tour.
On posait déjà l’hypothèse qu’après une période d’apprentissage, le Conseil constitutionnel aurait décidé progressivement d’être plus strict vis-à-vis de l’écart de voix pour annuler une élection. Cette explication se trouve ici renforcée, même si les annulations précédentes viennent ajouter deux chiffres importants à cette liste : 5256 voix d’écart par rapport à la majorité absolue en 1958 pour la 2ème circonscription de la Réunion et surtout les 25000 voix d’écart pour la 2ème circonscription de la Réunion en 1962. Sur ce dernier point cette affaire fait office de véritable exception.
Cela permet également de poser une autre hypothèse renforçant l’analyse : l’action du Conseil constitutionnel au début de la Vème République, en sanctionnant des irrégularités fortes avec des écarts de voix importants en Outre-Mer et en particulier à la Réunion pour les décisions citées ci-dessus, a eu pour effet de faire cesser les fraudes électorales les plus importantes de l’époque.
Dans le même temps, il ne faut pas tomber dans les clichés : dans d’autres territoires, des élections ont pu être annulées pour des irrégularités extrêmement massives, même si les écarts de voix étaient plus faibles. On trouve bien sûr la Corse (n°62-297/305 AN ; n°67-435 AN, 67-376/409 AN) mais aussi le Gard en 162 (n°62-316 AN) et les Hauts-de-Seine en 1968 (n°68-523 AN).
En tout hypothèse, au regard du caractère très spécifique et ancien de ces trois annulations, il est douteux que le raisonnement général, et le résultat final du projet JADE sur la sincérité du critère de l’écart de voix, s’en trouve substantiellement modifié. Il serait intéressant pour affiner d’aller regarder les décisions de rejet pour comparer là où existent des écarts de voix comparables.
En effet, une question encore non frontalement par les articles du projet JADE est celle-ci : si la rationalité de l’écart de voix paraît forte en matière d’annulation, qu’en est-il concernant les décisions de rejet ? Il n’est pas impossible, c’est une nouvelle hypothèse, que certaines anormalies se cachent dans des décisions de rejet, par définition moins visibles que les décisions d’annulation.
Ce qui suppose d’autres analyses qui sont encore à faire.
Romain Rambaud et Wilson Florentin
