Dans plusieurs articles récents, nous avons fait référence à la saga des effets du prononcé d’une inéligibilité même avec exécution provisoire sur les mandats en cours. Nous avons, depuis l’affaire Le Pen et la QPC du 28 mars 2025 qui l’a précédée de très peu, que l’inéligibilité même avec exécution provisoire n’a pas d’effet sur les mandats de députés et sénateurs : les concernants, pour prononcer leur déchéance, la jurisprudence constante et récemment réaffirmée du Conseil constitutionnel exige que la condamnation soit totalement définitive.
Nous savons aussi que la solution est inverse pour les élus locaux : conseillers municipaux bien sûr, comme c’était le cas dans la QPC précitée, mais aussi conseiller départemtaux (le 10 avril 2025, le tribunal administratif de Lille a confirmé la démission d’office prononcée contre Marine Le Pen pour son mandat de conseillère départementale, très logiquement comme on l’avait sur le club des juristes et sur ce blog), et conseillers régionaux (par deux arrêts du Conseil d’Etat du 25 juin 2025, le Conseil d’État a rejeté les recours de deux conseillers régionaux, MM. Wallerand de Saint-Just et Nicolas Bay, contre les arrêtés préfectoraux prononçant leur démission d’office en exécution des peines d’inéligibilité prononcées à leur encontre par le juge pénal). La question est en revanche en suspens concernant les élus du Congrès de Nouvelle-Calédonie : comme nous l’avons écrit sur ce blog, par un arrêt du 26 juin 2025, le Conseil d’Etat a transmis au Conseil constitutionnel une QPC posant la question de savoir quel doit être le régime juridique pour les membres du Congrès.
Autre question encore plus sensible pendante, celle des députés européens, puisqu’en effet, un certain nombre sont concernés dans le cadre de l’affaire Le Pen. Ainsi, un recours ayant été déposé il y a peu par Matthieu Vieira contre le refus implicite du Premier Ministre de prononcer contre eux une démission d’office malgré le prononcé à leur encontre de peines d’inéligibilité avec exécution provisoire. En l’espèce sont concernés Catherine Griset et… le même Nicolas Bay.
Au regard de l’argumentaire déployé par le Conseil constitutionnel, on aurait pu penser qu’il serait assez spécifique aux parlementaires nationaux. En effet, dans la QPC précitée du 28 mars 2025, le Conseil constitutionnel a assumé la différence de traitement ainsi faite entre les élus locaux et les parlementaires, en raison de la différence de situation liée à la nature du mandat parlementaire. Le Conseil constitutionnel indique ainsi que « Le principe d’égalité, garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit« , considérant que la « différence de traitement entre les membres du Parlement et les conseillers municipaux quant aux effets, sur l’exercice d’un mandat en cours, d’une condamnation pénale déclarée exécutoire par provision », est justifiée par cette différence de situation. Pour le Conseil constitutionnel, « en vertu de l’article 3 de la Constitution, les membres du Parlement participent à l’exercice de la souveraineté nationale et, aux termes du premier alinéa de son article 24, ils votent la loi et contrôlent l’action du Gouvernement » et « Dès lors, au regard de leur situation particulière et des prérogatives qu’ils tiennent de la Constitution, les membres du Parlement se trouvent dans une situation différente de celle des conseillers municipaux », considérant alors que « la différence de traitement résultant des dispositions contestées, qui est fondée sur une différence de situation, est en rapport direct avec l’objet de la loi ».
Or cette double dimension de participation à la Souvernaité nationale et de participation à la confection de la loi ne sauraient s’appliquer aux députés européens : de jurisprudence constante, le Parlement européen ne participe pas à l’exercice de la Souveraineté nationale (Cons. const., décison n°76-71 DC du 30 décembre 1976 ; n° 92-308 DC du 9 avril 1992 ; n° 2000-426 DC du 30 mars 2000), tandis que l’ordre européen a son propre ordre normatif.
Et pourtant…
Le Conseil d’État a été saisi le 2 mai 2025 d’une demande d’avis relative aux conséquences d’une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire sur le mandat d’un représentant au Parlement européen.
Dans un premier temps, le Conseil d’Etat admet que l’argumentaire développé par le Conseil constitutionnel pour les députés et sénateurs n’est pas applicable aux députés européens. Il considère ainsi que : « Il constate en second lieu que les fondements, retenus par le juge constitutionnel, de la différence de situation entre les parlementaires nationaux et les élus locaux ne sont pas transposables aux parlementaires européens. En effet, le Conseil constitutionnel juge de manière constante que ni le Parlement européen ni ses membres ne participent à l’exercice de la souveraineté nationale (CC, décision n° 76 71 DC du 30 décembre 1976 ; CC, décision n° 2007 560 DC du 20 décembre 2007). Le Conseil constitutionnel juge en outre que le Parlement européen « n’appartient pas à l’ordre institutionnel de la République française » (CC, décision n° 92 308 DC du 9 avril 1992) et que les membres du Parlement européen élus en France « le sont en tant que représentants des citoyens de l’Union européenne résidant en France ». Il en déduit que le Parlement européen « n’est pas l’émanation de la souveraineté nationale » (CC, décision n° 2004 505 DC du 19 novembre 2004, cons. 29).
Dans un second temps cependant, « Il appartient cependant au Conseil d’État de rechercher si les parlementaires européens, sans être placés dans la même situation que les parlementaires nationaux, relèvent, en raison des caractéristiques objectives régissant leur mandat, d’une catégorie distincte de celle des autres mandats nationaux, et appelant une interprétation de la loi exigeant, comme pour les parlementaires nationaux, une condamnation définitive avant toute déchéance ».
Il estime alors que le régime des parlementaires européens en matière d’inéligibilités suit en général celui des députés et sénateurs : « Le Conseil d’État observe, d’une part, que les conditions d’éligibilité et d’inéligibilité des parlementaires européens sont pour l’essentiel les mêmes que celles des parlementaires nationaux (voir point 9), les travaux parlementaires préparatoires à la loi du 7 juillet 1977 révélant à cet égard que l’intention du législateur était de faire suivre à ces derniers le même régime d’inéligibilités que celui applicable aux députés et aux sénateurs, d’autre part, que, si les textes régissant les conséquences à tirer d’une inéligibilité ne sont pas les mêmes (article L.O. 136 du code électoral pour les parlementaires nationaux et 2e alinéa de l’article 5 de la loi du 7 juillet 1977 pour les parlementaires européens), ils sont rédigés en termes analogues pouvant appeler une lecture identique pour leur application ».
Par ailleurs, il considère que :
– Les parlementaires européens sont représentants des citoyens de l’Union européenne résidant en France (CC, décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003)
– En vertu de l’article 88-1 de la Constitution (CC, décision n° 2007 560 DC du 20 décembre 2007), ils participent au processus législatif lequel est au demeurant articulé par l’article 88-6 de la Constitution avec l’activité du Parlement national, par l’adoption des actes législatifs de l’Union européenne, le plus souvent selon une procédure de codécision avec le Conseil de l’Union européenne, devenue la procédure législative ordinaire depuis le traité de Lisbonne.
– Ils disposent d’importants pouvoirs de contrôle de la Commission européenne, notamment lors de son investiture ou pour l’adoption d’une motion de censure (en prologeant nous-mêmes : de sorte qu’ils exerceraient une sorte de contrôle du Gouvernement)
– Le statut des parlementaires européens tend à les rapprocher de celui des parlementaires nationaux. Les parlementaires européens jouissent de privilèges et immunités spécifiques en vertu du protocole du 8 avril 1965 sur les privilèges et immunités des Communautés européennes. En particulier, ils bénéficient sur leur territoire national, pendant la durée des sessions du Parlement européen, des immunités reconnues aux parlementaires nationaux (article 9 protocole du 8 avril 1965) et ils ne peuvent être recherchés, détenus ou poursuivis en raison des opinion ou votes émis par eux dans l’exercice de leurs fonctions (article 8 du même protocole, dont les dispositions sont similaires à celles de l’article 26 de la Constitution concernant les parlementaires nationaux).
Au regard de ces éléments, le Conseil d’État estime, sous réserve de l’appréciation souveraine du juge électoral ou du juge constitutionnel, que le juge électoral saisirait d’une question prioritaire de constitutionnalité, que la déchéance du mandat d’un représentant au Parlement européen ne peut être prononcée que si la condamnation à une peine d’inéligibilité a acquis un caractère définitif, comme c’est le cas pour les parlementaires nationaux.
Il considère en conséquence que le Gouvernement ne peut légalement prendre un décret prononçant la déchéance du mandat d’un parlementaire européen ayant fait l’objet d’une condamnation à une peine d’inéligibilité déclarée exécutoire par provision tant que cette condamnation n’est pas devenue définitive.
Il en résulte donc que le Gouvernement ne prendra probablement pas un tel décret et que les députés européens du RN condamnés à une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire peuvent partir en congés tranquilles… paradoxalement, ils le sont davantage que les députés nationaux qui eux, pourraient désormais faire l’objet d’une dissolution à n’importe quel moment !
Romain Rambaud
