Le 20 mars 2025, le Sénat a adopté en première lecture la proposition de loi relative au droit de vote par correspondance des personnes détenues. Ce texte, en son article unique, prévoit l’abrogation des dispositions de l’article L. 12-1 du code électoral, qui garantissaient aux personnes détenues la possibilité de voter par correspondance aux élections locales et législatives. A titre compensatoire – mais de manière manifestement marginale – les sénateurs ont introduit la faculté, pour les personnes détenues, de solliciter leur inscription sur la liste électorale de la commune de résidence de leurs descendants.
D’après la sénatrice Horizon Laure Darcos, à l’origine de la proposition de loi, l’initiative vise à répondre aux préoccupations exprimées par certains élus locaux quant à l’éventualité d’une influence électorale significative des personnes détenues lors des élections municipales de 2026. Cette proposition de loi conduit à remettre en cause un des apports majeurs de la réforme de 2019 relative au vote des personnes détenues : le vote par correspondance (I). Au motif, principalement, de l’incapacité alléguée de l’administration pénitentiaire à organiser un tel dispositif, le Sénat acte ainsi une régression des droits politiques des personnes détenues, laquelle doit encore être soumise à l’examen de l’Assemblée nationale, dans un calendrier encore incertain (II).
I. La réforme de la réforme du vote en prison
Procéder à la réforme d’un dispositif législatif récemment instauré ne semble pas constituer, en soi, une méthode discutée. Lorsqu’une modification vise à corriger une difficulté concrète survenue lors de la mise en œuvre d’un texte nouveau, une telle démarche peut s’inscrire dans une logique d’ajustement légitime. Il en va autrement lorsqu’il s’agit de remettre en cause l’un des apports majeurs d’une réforme antérieure. Tel apparaît pourtant être l’objet de la proposition de loi adoptée par le Sénat le 20 mars 2025. Celle-ci prévoit en effet l’abrogation de certaines dispositions introduites en 2019 pour faciliter l’exercice du vote des personnes détenues (A). Une telle orientation législative est motivée par les difficultés pratiques rencontrées lors de la mise en œuvre du vote par correspondance en détention, lequel a pris la forme d’un dispositif qui ressemble davantage à un bureau de vote « virtuel » (B).
A. Les apports de 2019 au vote des personnes détenues
A la suite du discours prononcé à Agen le 6 mars 2018, lors duquel le Président de la République, Emmanuel Macron, s’étonnait que la prison demeure « le seul endroit de la République où on ne sache pas organiser ni le vote par correspondance, ni l’organisation d’un bureau », le législateur est intervenu pour faciliter l’exercice du droit de vote par les personnes détenues. Ont ainsi été adoptées la loi de programmation et de réforme pour la justice du 23 mars 2019 puis la loi Engagement et Proximité du 27 décembre 2019, visant à garantir un exercice effectif de leur vote aux élections locales, européennes et législatives. La loi organique du 29 mars 2021 a ensuite étendu ces dispositions à l’élection présidentielle.
Depuis 1994, les personnes détenues jouissent de leur droit de vote, à moins d’avoir été condamnées à une peine de privation des droits politiques. Toutefois, en pratique, leur participation électorale demeurait très marginale, tant les obstacles concrets à l’exercice du droit de vote en détention restaient nombreux.
Pour y remédier, le législateur de 2019 a instauré un ensemble de mesures. En premier lieu, l’inscription sur les listes électorales a été facilitée. Outre la commune de leur domicile personnel, les personnes détenues peuvent désormais s’inscrire sur la liste électorale de leur commune de naissance, de celle d’un ascendant ou de leur conjoint, partenaire ou concubin. De plus, l’exigence d’un justificatif de domicile à l’inscription a été supprimée et obligation a été faite au maire de prendre acte de l’inscription transmise par le chef d’établissement pénitentiaire.
En deuxième lieu, les conditions du vote par procuration ont été assouplies. La réforme a supprimé l’exigence d’une attache territoriale entre le mandant et le mandataire, permettant aux personnes détenues de désigner un électeur inscrit dans une autre commune.
En troisième lieu, les directeurs d’établissement pénitentiaire ont été habilités à délivrer une permission de sortir aux fins de vote. A cet égard, le nombre de permissions accordées est passé de 54 en 2012 à 1314 en 2022. Toutefois, rapporté aux 70 000 personnes détenues titulaires du droit de vote, ce chiffre n’en représente qu’environ 3%.
Enfin, et surtout, l’introduction du vote par correspondance constitue l’avancée la plus significative de la réforme de 2019. D’abord introduit à titre expérimental pour les élections européennes de 2019, le vote par correspondance a été pérennisé et étendu à toutes les élections. Les effets sur la participation électorale sont notables : alors que 2% des détenus avaient pris part à l’élection présidentielle de 2017, ce taux s’élevait à 22% en 2022. Les scrutins européens (2019, 2024) et législatifs (2022, 2024) ont confirmé cette dynamique, rendant d’autant plus interrogative l’orientation adoptée par le Sénat en 2025 en faveur d’un abandon de cette modalité de vote.
B. La remise en cause du vote par correspondance aux allures de bureaux de vote virtuel
L’analyse des travaux parlementaires relatifs à la proposition de loi de 2025 permet de constater un consensus sur un point : aucun sénateur n’a exprimé l’intention de supprimer le droit de vote des personnes détenues. Tant l’initiatrice du texte, la sénatrice Laure Darcos, que le rapporteur Louis Vogel, ainsi que les neuf sénateurs intervenus en séance publique, ont affirmé l’importance de maintenir les personnes détenues au sein de la communauté des citoyens. Pour autant, l’ensemble des intervenants ont exprimé leurs inquiétudes quant aux conséquences, pour les élections locales, du dispositif actuel du vote par correspondance en détention.
En principe, le vote par correspondance implique un échange, par voie postale ou électronique, entre l’électeur et sa commune d’inscription, de l’appareil électoral (propagande, enveloppe électorale, enveloppe d’identification). Toutefois, en 2019, une dérogation a été instituée, exigeant des personnes détenues souhaitant voter par correspondance de s’inscrire auprès d’un bureau de vote spécifique, dans une commune avec laquelle elles n’ont aucun lien personnel. Ainsi, les suffrages exprimés par les détenus lors des élections européennes et présidentielles sont centralisés dans un bureau unique situé au ministère de la Justice. Pour les élections à circonscription locale – élections locales et législatives – les bulletins sont rattachés au bureau de la commune chef-lieu du département ou de la collectivité d’implantation de l’établissement pénitentiaire (article L. 12-1 III du code électoral). Concrètement, chaque établissement pénitentiaire transmet les enveloppes électorales des détenus à ces bureaux spécifiques. Pour récolter ces suffrages, des bureaux de vote « virtuel », sans fondement juridique, ont été créés : une urne, un isoloir et des listes d’émargements sont mis à disposition au sein même des établissements, permettant aux personnes détenues de voter sur place. Cette organisation présente l’avantage de garantir le caractère personnel et secret du vote, dans des conditions plus protectrices que celles offertes par le vote par procuration.
Cependant, selon les élus locaux des communes chefs-lieux concernées, ce dispositif soulève plusieurs difficultés : risques de fraude, problèmes logistiques (comme la perte de bulletins) et surtout perturbation potentielle des résultats électoraux. Dès 2019, le Conseil d’Etat soulignait qu’un nombre significatif de personnes détenues pouvait, dans certaines petites communes chefs-lieux, représenter plus de 5% des électeurs inscrits. Le rapporteur de la proposition de loi de 2025, Louis Vogel, a rappelé, à titre d’exemple, qu’à Evry, les détenus représentent plus de 9% du corps électoral en raison de la présence de l’établissement pénitentiaire de Fleury-Mérogis. Lors du débat public le 20 mars 2025, le ministre de l’intérieur a évoqué le cas de Lille, où 400 personnes détenues pourraient peser dans une élection municipale particulièrement serrée, à l’instar de celle de 2020, décidée à 227 voix près. Inquiets de l’impact potentiellement déterminant du vote des personnes détenues dans de tels contextes, le choix opéré par le Sénat s’est orienté vers une remise en cause des droits fondamentaux des personnes détenues.
II. Un recul des droits fondamentaux des personnes détenues
Face aux préoccupations exprimées par les élus locaux quant aux effets du vote par correspondance des personnes détenues sur les équilibres électoraux, plusieurs pistes de réforme ont été envisagées. La sénatrice Laure Darcos a initialement proposé la suppression du rattachement artificiel des suffrages des personnes détenues à la commune chef-lieu de département d’implantation de l’établissement pénitentiaire. Cette solution, bien que de nature à répondre aux objections formulées, a été écartée au motif des difficultés logistiques à la mettre en place (A). En définitive, c’est la suppression pure et simple du vote par correspondance aux élections locales et législatives qui a été retenue, et ce, en dépit du fait qu’il s’agit de la modalité de vote la plus utilisée par les personnes détenues (B).
A. L’abandon d’une solution respectueuse du droit de vote des personnes détenues pour des motifs logistiques
La version initiale de la proposition de loi portée par la sénatrice Laure Darcos s’inscrivait dans une démarche pragmatique, fondée sur une réponse directe à la problématique identifiée. Considérant que la difficulté réside dans le rattachement artificiel des suffrages exprimés par les personnes détenues à la commune chef-lieu du département d’implantation de l’établissement pénitentiaire, la proposition visait à supprimer cette règle. La sénatrice soulignait, à cet égard, que le bureau de vote spécifique institué en 2019 dérogeait à une « tradition électorale française », laquelle suppose un lien personnel entre l’électeur et la commune d’inscription. Cet argument, déjà retenu par le Conseil d’État en 2019, a été unanimement repris par les sénateurs et les élus auditionnés par la commission des lois en 2025.
Dans cette perspective, la sénatrice estimait que la suppression du rattachement au chef-lieu permettait de prévenir les risques de déséquilibre du corps électoral local. Ainsi, l’inscription sur les listes électorales des personnes détenues aurait été cantonnée aux critères déjà applicables au vote par procuration : commune de résidence antérieure à l’incarcération, commune de résidence d’un ascendant ou d’un conjoint, partenaire ou concubin. La proposition de loi ajoute aussi la commune de résidence d’un descendant. A ce stade des débats, il ne s’agissait nullement de remettre en cause le droit de vote par correspondance pour les élections à circonscription locale, mais au contraire de le rétablir dans une forme plus fidèle à ses principes d’origine.
Toutefois, cette orientation n’a pas été retenue à l’issue de l’examen du texte en commission. Le rapporteur, appuyé par la majorité des sénateurs, a considéré que « des contraintes logistiques ne permettent pas de concilier vote par correspondance et rattachement territorial des électeurs détenus ». Déjà, en 2019, l’étude d’impact du projet de loi avait souligné « les problèmes logistiques (…) en raison du nombre très important de communes concernées (potentiellement autant de communes que de détenus inscrits) ». En 2025, le rapporteur réitère ces constats, en évoquant les difficultés persistantes dans l’acheminement de la propagande électorale aux établissements pénitentiaires et dans la transmission des bulletins de vote aux mairies.
En conséquence, la proposition de loi a été amendée pour opérer une distinction entre les scrutins à circonscription nationale – élections présidentielle et européennes, référendum- et ceux à circonscription locale. Les difficultés étant cantonnées à ces derniers, les sénateurs ont décidé d’en exclure le recours au vote par correspondance. Ainsi, le texte voté en première lecture par le Sénat le 20 mars 2025, supprime cette modalité, sur le fondement de motifs principalement logistiques.
Cette restriction semble satisfaire l’ensemble des acteurs institutionnels impliqués. Les élus locaux, d’une part, redoutent une participation électorale des personnes détenues qu’ils estiment déstabilisatrice à l’échelle des circonscriptions locales. L’administration pénitentiaire, d’autre part, oppose à toute tentative d’amélioration une forme d’inertie qu’elle n’entend manifestement pas remettre en cause. Le rejet de l’amendement défendu par la sénatrice Marie-Pierre de la Gontrie, membre du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, qui suggérait l’expérimentation de bureaux de vote en prison en constitue une illustration significative. Cette expérimentation qui devait être suivie d’un rapport d’évaluation sur les éventuelles difficultés rencontrées, aurait pourtant permis d’objectiver les contraintes invoquées. Elle aurait, à tout le moins, traduit une volonté politique de surmonter les obstacles logistiques fréquemment avancés. En choisissant de dissimuler, derrière des motifs techniques, une forme de renoncement politique, le législateur ne se limite pas à rendre plus difficile l’exercice du droit de vote en détention : il en organise, de manière implicite mais effective, l’effacement pour une partie substantielle des citoyens incarcérés.
B. La suppression de la modalité de vote la plus utilisée en prison
La principale critique formulée à l’encontre de la suppression du vote par correspondance aux élections locales et législatives tient à ses effets concrets sur l’exercice effectif du droit de vote par les personnes détenues. Comme le rappelle à juste titre la sénatrice Marie-Pierre de la Gontrie, « supprimer cette modalité revient donc à les priver de l’exercice de leur droit de vote ».
Depuis la réforme de 2019, le vote par correspondance est en effet apparu comme la voie de participation électorale la plus accessible et la plus utilisée par les personnes incarcérées. Lors de l’élection présidentielle de 2022, 93 % des électeurs détenus ont eu recours à cette modalité. En supprimant cette possibilité pour les scrutins locaux, la proposition de loi restreint de manière significative les modalités de vote encore disponibles en prison.
Deux alternatives subsistent alors : le vote à l’urne, rendu possible par l’octroi d’une permission de sortir, et le vote par procuration. La première est marginale en pratique. Le nombre de permissions de sortir accordées dans un cadre électoral demeure extrêmement limité : seules 200 ont été délivrées à l’occasion de la présidentielle de 2017, 187 et 196 pour les deux tours de celle de 2022, 140 lors des élections européennes de 2024 et environ 100 pour les législatives de la même année. Plus encore, une proportion importante de la population carcérale est écartée de ce dispositif. Tel est le cas des personnes en détention provisoire, qui représentent en 2025 26,5 % des personnes détenues, mais aussi des personnes condamnées à une peine supérieure à cinq ans, ou n’ayant pas encore accompli la moitié de leur peine, qui ne sont pas éligibles à la permission de sortir.
Pour ces dernières, seul le vote par procuration demeure envisageable. Conscients de la restriction majeure que constitue la suppression du vote par correspondance, les sénateurs ont cherché à atténuer les effets de cette mesure en élargissant les conditions de recours au vote par procuration. Aux assouplissements déjà introduits par la réforme de 2019 – notamment la possibilité de désigner un mandataire inscrit dans une commune différente – s’ajoute désormais l’ouverture de l’inscription sur les listes électorales de la commune de résidence d’un descendant, en plus de celles du domicile personnel, de la commune de naissance ou de résidence d’un ascendant ou conjoint.
Cependant, cet élargissement du vote par procuration ne saurait compenser à lui seul la suppression du vote par correspondance. D’une part, cette modalité n’offre pas les mêmes garanties d’autonomie et de secret du vote. D’autre part, elle dépend de la capacité à mobiliser un tiers à l’extérieur, ce qui constitue un obstacle supplémentaire pour de nombreux détenus. Dès lors, en supprimant la seule modalité réellement adaptée aux conditions d’incarcération, le législateur fragilise l’effectivité du droit de vote des personnes détenues dans le cadre des élections locales.
En définitive, la réforme de 2019 se trouve aujourd’hui partiellement vidée de sa substance par la proposition de loi du 20 mars 2025. Certes, le droit de vote n’est pas formellement supprimé, mais sa modalité d’exercice la plus accessible – le vote par correspondance – se voit retranchée des scrutins locaux et législatifs. Au nom de difficultés logistiques et d’enjeux électoraux locaux, le législateur opère un recul manifeste des droits fondamentaux des personnes détenues, au risque d’entretenir une citoyenneté à géométrie variable. Cette proposition de loi révèle que le législateur consent à traiter les personnes détenues comme des citoyens de seconde zone, au mépris des valeurs démocratiques.
Claire Cuvelier, Maîtresse de conférences en droit public, Centre de Recherches juridiques, Faculté de droit de Grenoble, Université Grenoble-Alpes
