En Europe et en France, le droit électoral puise ses sources dans des pratiques à la fois séculières (démocratie athénienne, monarchies électives, ancêtres des parlements nationaux) et ecclésiastiques (désignation des abbés, évêques et papes). L’influence du droit canonique sur le droit électoral moderne n’est plus à démontrer[1]. Si le suffrage universel et le contrôle consubstantiel des élections – inhérents à toute démocratie contemporaine – découlent des principes philosophiques des Lumières, il faut bien reconnaître que les sociétés révolutionnaires et leurs descendantes n’ont fait que reprendre, le plus souvent, des techniques électorales raffinées en vigueur dans l’Église médiévale pour les adapter à une conception individualiste de l’acte électoral. Par exemple, le nom masculin « scrutin » provient du latin médiéval scrutinium, c’est-à-dire « examen » ou « action de fouiller », et du verbe latin scrutari signifiant « chercher » : au Moyen Âge, les scrutateurs étaient souvent deux ou trois religieux qui, en vue de l’élection d’un abbé ou d’un évêque, récoltaient les votes des membres de l’assemblée, les dépouillaient (les scrutaient) et en proclamaient les résultats[2].
Inspirée des Actes des Apôtres, de Saint Luc, lors du choix du suppléant de Judas et des sept diacres originels, le choix des chefs de l’Église passe par l’élection populaire dès le Ier siècle. Très tôt donc, mais aussi pendant les seize siècles au cours desquels le principe électif a dominé les procédures de désignation des pasteurs des communautés ecclésiales (évêques, papes et abbés), l’Église catholique a développé un contrôle des élections assez sophistiqué[3].
À l’occasion du conclave qui s’ouvre pour choisir le 267ème Pape, qui succédera à François décédé le 21 avril 2025, il est proposé ici de revenir sur les origines ecclésiastiques du contentieux électoral en s’arrêtant sur un épisode remarquable de l’histoire pontificale : le premier contentieux de l’élection d’un chef d’Etat à être tranché juridiquement en l’an 1130[4].
1°/ Des conflits électoraux au Vatican réglés habituellement par les armes
Par le passé, les élections au siège de saint Pierre sont parfois remises en cause par des rois ou des familles romaines puissantes. Des antipapes sont quelquefois élus et des papes déposés de force. Mais, ces conflits ne sont soldés que par le recours à la force et l’intervention d’un organe extérieur à l’Église.
Par exemple, à la mort de saint Libère (352-366), l’élection de saint Damase (366-384) est perturbée par les partisans de l’antipape Ursinus qui envahissent l’église Saint-Laurent dans laquelle des affrontements durent plusieurs heures. Il faut l’intervention de la force publique sous l’autorité du préfet de Rome, Pretextat – qui prend d’ailleurs parti pour le pape –, pour que la violence cesse.
Autre exemple, à la mort de saint Zosime (417-418), l’élection de saint Boniface Ier (418-422) est disputée par l’antipape Eulalius, lequel est soutenu par Symmaque, le préfet de Rome, car le premier est soupçonné d’être trop proche de l’empereur d’Orient. L’empereur d’Occident, Honorius (395-423), décide de régler lui-même cette situation et convoque les deux prétendants à la tiare à la cour qui réside à Ravenne ; dans l’attente de sa sentence, il interdit aux deux élus de se rendre à Rome ; avant de pouvoir résoudre le conflit, Eulalius désobéit et rentre à Rome. Il est alors chassé par l’empereur qui reconnaît comme seul pape légitime Boniface.
2°/ Le premier contentieux électoral pontifical réglé par le droit
À bien regarder l’histoire de l’Occident chrétien, l’élection contestée d’Innocent II (schisme de 1130) semble avoir été l’occasion du premier contentieux relatif à l’élection d’un chef d’Etat qui s’est réglé juridiquement.
Juste avant sa mort, le pape Honorius II (1124-1130) change les modalités de l’élection pontificale en substituant, à la règle de l’unanimité du Sacré Collège, une désignation par une commission de huit cardinaux, suivie d’une approbation par le reste du Sacré Collège : en effet, dans son décret In Nomine Domini (1059), inspiré par le cardinal Hildebrand (futur Grégoire VII), le pape Nicolas II (1058-1059) a réservé l’élection pontificale à la seule assemblée des cardinaux évêques, appelée Sacré Collège, dans le but d’éviter toute intervention d’une autorité séculière[5]. Suivant cette nouvelle procédure, le cardinal-diacre Grégoire de Saint-Ange est choisi le 14 février 1130 par cinq voix sur huit, puis confirmé par quatre des six cardinaux présents, cinq prêtres et cinq diacres, soit quatorze membres du Collège cardinalice : l’élu prend alors le nom d’Innocent II (1130-1143). Le même jour, dans un autre lieu, un prétendant à la tiare, mécontent (le cardinal Pietro Pierleoni), se fait élire par un nombre plus important de membres du Sacré Collège et par la foule présente, non sans recourir à certaines violences : ce conflit résulte, à l’origine, de la lutte d’influence que se livrent les deux plus grandes familles de Rome (les Frangipani et les Pierleoni) et qui aboutit à la division en deux factions des cardinaux. Ce dissident est connu pour être l’antipape Anaclet II (1130-1138)[6].
Au concile d’Étampes convoqué par Louis VI le Gros en avril de la même année, Bernard de Fontaine, abbé de Clairvaux (futur saint Bernard), est consulté sur ce conflit électoral parce qu’il est une personnalité très respectée dans le monde catholique et qu’il conseille même des papes. Bernard de Clairvaux démontre alors qu’Innocent II a été élu « par la majorité des membres de la commission régulièrement constituée à cet effet et dont la régularité n’[a] pas été mise en doute par Anaclet avant l’élection » ; il souligne aussi que la commission des Huit s’est prononcée librement avant qu’une assemblée populaire acclame l’antipape « dans le plus grand tumulte » et que l’installation du successeur de saint Pierre [s’est] faite conformément aux prescriptions canoniques ; il conclut par conséquent en jugeant que l’élection d’Innocent II est la plus légitime[7]. De facto, le concile d’Étampes se comporte comme un tribunal électoral ad hoc suivant les conclusions de son « rapporteur public »[8]. La démonstration et l’activisme de l’abbé de Clairvaux finissent par convaincre les autres souverains d’Espagne, d’Angleterre et d’Allemagne. Dès 1131, la très grande majorité du monde catholique a reconnu la légitimité du pape : en octobre de cette année-là, le concile de Reims réunit, autour d’Innocent II, 13 archevêques, 263 évêques et encore plus de moines, de clercs et d’abbés des quatre grandes nations d’Occident : il confirme l’excommunication d’Anaclet II prononcée par le synode de Clermont-Ferrand en octobre 1130 ; ainsi, dès l’an 1131, l’antipape n’est plus soutenu que par le comte Roger de Sicile ; Anaclet II va résister, enfermé dans Rome, jusqu’à sa mort en 1138, laquelle mettra un terme au schisme [9].
Ce qui rapproche la contestation de l’élection d’Innocent II d’un litige électoral moderne, c’est la résolution du conflit par l’intervention d’un arbitre grandement estimé par la communauté – un arbitre appartenant au corps de l’Église – et par le recours à un raisonnement juridique qui emporte la conviction des monarques, lesquels constituent les nécessaires soutiens de l’Église à l’époque.
Plus tard, l’élection du pape Alexandre III (1159-1181) à la majorité est également source de graves dissensions. Afin que l’élection pontificale ne puisse plus être contestée, le IIIème concile de Latran (1179) adopte la règle de la majorité qualifiée des deux tiers des électeurs présents du collège des cardinaux ; puis, la réforme de l’élection du successeur de saint Pierre est complétée, d’une part, par l’institution du conclave (cum clave : pièce fermée avec une clef) en 1274[10] et, d’autre part, par l’instauration du secret du vote par le concile de Trente (1545-1563) : ces règles se sont perpétuées et ont été confirmées par Jean-Paul II en dans un texte qui régit l’élection du Souverain pontife [11].
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Depuis 1996, la précision des prescriptions du texte Universi Dominici Gregis et la menace d’une excommunication latae sententiae[12] doivent empêcher toute ingérence ou fraude, et donc tout contentieux sur l’élection du successeur de saint Pierre. Il n’existe d’ailleurs aucun mécanisme de règlement d’un éventuel litige électoral[13].
David BIROSTE
Docteur en droit public.
Auteur de Financement et transparence de la vie politique (LGDJ Lextenso, 2015).
La présente étude est un extrait, mis à jour, de sa thèse de doctorat : Pluralité des juges et unicité du contentieux des scrutins politiques : contribution juridique à l’étude de la société démocratique (Université Paul Cézanne – Aix Marseille III, 2008, §§ 327-328).

[1] P. Portier, « Église et communautés monastiques », in P. Perrineau et D. Reynié, Dictionnaire du vote, Paris, PUF, 2001, p. 323 : « On rappelle tout d’abord que le monde catholique a su construire, dès les ʺsombres tempsʺ de l’an mil, une technologie électorale inventive qu’adopteront à sa suite, sans réellement innover, les sociétés révolutionnées. »
[2] Au XVIIe siècle, le scrutin « est un recueil de voix. Un examen de voix pour donner son suffrage sur le choix de quelque officier Religieux, ou sur la réception de quelque novice Religieuse » ; de plus, « les Capucins appellent scrutateurs ceux qui dans les élections et autres choses de cette nature ramassent les billets des Religieux, mettent ces billets par ordre & comptent les voix » : C.-P. Richelet, Dictionnaire français, 1693, réimpr. C. Lacour, 1995, t. 1, p. 307.
[3] Voir par ex. : Grégoire de Tours, Histoire ecclésiastique des Francs, trad. F. Guizot, éd. Brière, 2 vol., 1823 ; P. Imbart de la Tour, Les élections épiscopales dans l’Église de France du IXe au XIIe siècles, étude sur la décadence du principe électif, 814-1150, 1891, rééd. Slatkine, 1974 ; V. Martin, « Le choix des évêques dans l’Église latine », Rev. Sc. Relig., 1924, n° 4, pp. 221-264 (sur le passage du système électif à la nomination directe par le pape) ; J. Gaudemet et autres, Les élections dans l’Église latine des origines au XVIe siècle, Lanore, 1979.
[5] Quelques années après, saint Grégoire VII (1073-1085) est porté par le peuple de Rome sur le trône en violation de la loi posée par Nicolas II. Saint Grégoire VII va alors confirmer l’exclusivité de l’élection pontificale au Sacré Collège par son célèbre décret Dictatus papae (1075). Un siècle plus tard, Alexandre III étend ce collège électoral aux évêques des deux autres ordres (prêtres et diacres) par son décret Licet de vitanda (1179).
[6] C.-J. Héfèle, Histoire des conciles d’après les documents originaux, Paris, Letouzey et Ané, 1907-1952, vol. V, 1re partie, p. 679 et s. ; E. Vacandard, Vie de Saint Bernard, abbé de Clairvaux, Lecoffre, 1895, vol. I, p. 296-305 ; A. Fliche et V. Martin, Histoire de l’Église depuis les origines jusqu’à nos jours, Bloud & Gay, 1934, vol. IX, p. 50-70.
[7] L. Moulin, « Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes », Politix, 1998, n° 43, pp. 140-141 (rééd. De RIHC, 1953, p. 106).
[8] A. d’Avallon, Histoire chronologique et dogmatique des conciles de la chrétienté, Vivès, 1854, t. IV, p. 388 : « Le roi Louis-le-Gros convoqua ce concile pour décider entre Innocent et Anaclet, tous deux élus papes. Saint Bernard y fut invité ; et, après le jeûne et les prières, on convint de s’en rapporter à lui pour cette importante décision. Le saint abbé, ayant mûrement examiné la forme de l’élection des deux compétiteurs, le mérite des électeurs et la réputation des élus, se décida pour Innocent II, qui fut aussitôt reconnu par toute l’assemblée ».
[9] A. d’Avallon, Histoire des conciles…, préc., p. 390.
[10] Constitution Ubi periculum de Grégoire X (1274), qui tira la leçon de sa propre élection obtenue après trois ans de session du Sacré Collège à Viterbe (1268-1271).
[11] Constitution apostolique Universi Dominici Gregis, 22 février 1996, ch. V, canons 62 et 75 (version amendée par Benoît XVI dans sa Lettre apostolique en forme de motu proprio « Normas Nonnullas », le 22 février 2013) : https://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/apost_constitutions/documents/hf_jp-ii_apc_22021996_universi-dominici-gregis.html.
[12] L’excommunication latae sententiae (ou ipso facto) est un des deux types d’excommunication prescrits par le droit canonique : elle touche l’intéressé dès lors qu’il commet un acte irrégulier extrêmement grave, explicitement prévu par un texte canonique, sans qu’une sentence n’ait besoin d’être prononcée : par exemple, la violation du secret du votre lors d’un conclave.
[13] Sur ces questions, voir P. Portier, « Conclave », in P. Perrineau et D. Reynié, Dictionnaire du vote, préc., pp. 222 et s. ; T. Ortolan, « Élection des papes », in A. Vacant et E. Mangenot (dir.), Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey et Ané, 1911, t. 4, col. 2281 et s.