On ne fait jamais de droit comparé à la légère, et c’est la raison pour laquelle on se contentera ici de le mentionner sans faire d’analyse particulièrement approfondie, en attendant que des spécialistes du pays considéré se positionnent. De façon tout à fait spectaculaire, l’élection présidentielle a été annulée en Roumanie, et cette décision est incontestablement historique.
La Cour constitutionnelle l’a annoncé dans un communiqué de presse du 6 décembre 2024, deux jours avant le second tour, qui indique in extenso :
COMMUNIQUÉ DE PRESSE
« Réunie le 6 décembre 2024, la Cour constitutionnelle, en vue d’assurer l’équité et la légalité du processus électoral, a exercé sa compétence prévue à l’article 146(f) de la Constitution et, à l’unanimité :
- sur la base de l’article 146 lit.f) de la Constitution, annule l’ensemble du processus électoral concernant l’élection du Président de la Roumanie, mené sur la base de la Décision du Gouvernement no.756/2024 concernant la fixation de la date des élections du Président de la Roumanie pour l’année 2024 et de la Décision du Gouvernement no.1061/2024 concernant l’approbation du Programme de calendrier pour la mise en œuvre des actions nécessaires à l’élection du Président de la Roumanie en 2024.
- Le processus électoral pour l’élection du Président de la Roumanie sera repris en 2024 et le Gouvernement fixera une nouvelle date pour l’élection du Président de la Roumanie, ainsi qu’un nouveau programme de calendrier pour la réalisation des actions nécessaires.
Toute l’élection présidentielle est donc annulée et l’intégralité du processus électoral de l’élection présidentielle doit recommencer en Roumanie. Le Président actuel reste en fonction jusque là.
L’arrêt de la Cour est disponible ici.
Celle-ci constate que « après avoir déclassifié le 4 décembre 2024 les documents
présentés lors de la réunion du Conseil suprême de la défense nationale du 28 novembre 2024 et les avoir rendus publics, la Cour a pris connaissance de leur contenu. (…) La Cour a pris connaissance des informations présentées dans les « Notes d’information » de la Direction générale de la protection intérieure. du Service spécial de télécommunications, qui ont été enregistrés auprès de l’Administration présidentielle (…) La Cour constate que le processus électoral pour l’élection du président de la Roumanie a été entaché, pendant toute sa durée et à tous les stades, de multiples irrégularités et violations de la législation électorale qui ont faussé le caractère libre et équitable du vote des citoyens et l’égalité des chances des concurrents électoraux, affecté le caractère transparent et équitable de la campagne électorale et méconnu les règles légales relatives à son financement. Tous ces aspects ont eu pour effet convergent de méconnaître les principes essentiels des élections démocratiques ».
Elle estime notamment que « l’État doit relever les défis et les risques posés par les campagnes de désinformation organisées qui peuvent affecter l’intégrité des processus électoraux » et qu’en l’espèce « la Cour relève que, selon les » notes d’information » susmentionnées, [que] les principaux aspects du processus électoral pour l’élection du président de la Roumanie en 2024 sont ceux liés
à la manipulation des votes des électeurs et à la distorsion de l’égalité des chances pour les concurrents électoraux, par l’utilisation non transparente des technologies numériques et de l’intelligence artificielle dans la campagne électorale, en violation de la législation électorale, ainsi que par le financement de la campagne électorale à partir de sources non déclarées, y compris en ligne » [nous soulignons]. Plus précisément elle indique « la nature librement exprimée du vote a été violée par le fait que les électeurs ont été mal informés au moyen d’une campagne électorale dans laquelle l’un des candidats a bénéficié d’une promotion agressive, menée en contournant la législation électorale nationale et en abusant des algorithmes des plateformes de médias sociaux. La manipulation du vote a été d’autant plus évidente que le matériel électoral promouvant un candidat ne portait pas les signes spécifiques de la publicité électorale conformément à la loi n° 370/2004. En outre, le candidat a également bénéficié d’un traitement préférentiel sur les plateformes de médias sociaux, ce qui a eu pour effet de fausser l’expression de la volonté des électeurs ».
En l’espèce, la juridiction a pris sa décision au lendemain de la déclassification de documents du renseignement national faisant état d’une opération d’envergure sur TikTok en faveur du candidat prorusse, Calin Georgescu, arrivé en tête au premier tour avec 23 % des voix, contre toute attente, devant Elena Lasconi, cheffe de file des centristes (19 %) et devant le Premier Ministre sortant, Marcel Ciolacu, éliminé de la course dès le premier tour. En effet, ainsi que l’indique Le Monde,« virtuellement inconnu un mois plus tôt, a réussi, en quelques semaines, à devenir une star du réseau social chinois, dans des conditions troublantes. Comme l’ont déjà documenté des médias, cette campagne est passée par la rémunération d’influenceurs locaux afin qu’ils diffusent des vidéos appelant à se rendre aux urnes, subtilement orientées pour que le « candidat idéal » qu’elles décrivaient corresponde au profil de M. Georgescu, et pour populariser certains mots-clés. Une fois les vidéos publiées, de faux comptes les inondaient de commentaires de soutien à M. Georgescu ». Ce que l’on comprend de la décision de la Cour constitutionnelle, c’est non seulement qu’il s’agissait de faux comptes mais également que l’intelligence artificielle était en cause en l’espèce.
Une telle décision est totalement exceptionnelle et confirme les risques aujourd’hui d’ingérence étrangère dans les campagnes électorales que l’on avait pu voir, dans une moindre mesure bien sûr, en France lors des précédentes élections européennes notamment. C’est en effet la Russie qui a été accusée d’ingérence après ces révélations par le Premier Ministre Roumain. En France, il s’agissait plutôt de la Chine.
Cette décision a été critiquée évidemment par Calin Georgescu et Elena Lasconi, pourtant de bords politiques différents. De manière plus générale, toute l’extrême droite roumaine attaque cette décision, Calin Georgescu se rendant même aux bureaux de vote le 8 décembre alors que ces derniers étaient fermés suite à la décision de la Cour constitutionnelle. George Simion, chef du parti ultranationaliste Alliance pour l’unité des Roumains (AUR), a déposé une plainte auprès de la Haute Cour de cassation et de justice pour contester la décision de la Cour constitutionnelle. Il prévoit également de saisir la Commission de Venise (un organe consultatif du Conseil de l’Europe), l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, signe d’une potentielle internationalisation de la question.
En tout état de cause, il s’agit là d’un précédent absolument exceptionnel qui invite à la plus grande vigilance et montre bien l’actualité de la problématique IA en matière électorale.
Romain Rambaud