Les élections font régulièrement l’objet d’investigations scientifiques qui concourent à construire un corpus de connaissances et des méthodologies patentées. La science politique partage la production de ces savoirs avec au moins les sciences économiques, la sociologie, l’histoire, les sciences de l’information et de la communication, mais, par-delà les inscriptions disciplinaires, revues, manuels, colloques et associations professionnelles attestent l’existence organisée de ces savoirs. Les disciplines universitaires n’ont cependant jamais acquis le monopole de l’analyse électorale dans l’espace public. Sur les plateaux télévisés des soirées électorales, par exemple, journalistes politiques et sondeurs, présentés comme « politologues » commentent les résultats et livrent leurs analyses. De manière moins visible sans doute, au sein des partis, l’analyse des résultats électoraux est généralement confiée à un spécialiste (secrétaire national chargé des élections, conseiller électoral, etc.) pour tirer des conclusions politiques sur le scrutin. Autrement dit, les connaissances sur les élections qui permettent des opérations de classement, de désignation des réalités, de typologisations, d’interprétation, etc. se développent largement dans des espaces extra-universitaires pour constituer des expertises électorales pratiques.
En France, l’histoire de la science électorale est relativement connue : ses débuts sont marqués par ses liens avec l’action politique (Offerlé, 1988 ; Phélippeau, 1993,1994 ; Déloye 2012). La mise en forme des résultats, la surveillance des opérations électorales, les débats sur les modes de scrutins sont autant de connaissances et de techniques qui se développent pour les mouvements partisans, les supports journalistiques naissants, l’appareil administratif préfectoral, ou les sciences juridiques liées aux élites républicaines de la IIIème République. Autrement dit, avant que la science politique ne s’institutionnalise et ne se rapproche des sciences sociales (Favre 1989 ; Favre et Legavre 1998 ; Blondiaux 2002) les espaces de productions de savoirs sur les élections sont pluriels et liés au champ politique, aux sciences de gouvernement. L’ouvrage d’André Siegfried sur le Tableau politique de la France de l’Ouest est un bon exemple de ces liens. L’ouvrage s’inspire des savoirs préfectoraux pour la collecte des données et les cartographies tout autant que des expériences politiques de son auteur (Le Digol 2016). Ces recherches sociohistoriques sont donc précieuses pour comprendre la production des connaissances électorales au sein des champs politique, administratif, journalistique et scientifique. Pourtant, si l’analyse de la science politique reste un sujet régulier d’investigation (Leca 1982, Déloye 2012, Gaïti, Scot 2017), la production des savoirs sur les élections en dehors d’une perspective strictement disciplinaire ou en dehors du champ académique reste largement inexplorée.
Ce colloque vise à réunir des études qui portent sur les savoirs électoraux produits ou mobilisés principalement en dehors du champ académique. Ces savoirs peuvent se développer au sein de l’administration électorale, dans des organisations en charge de la mobilisation électorale (Sur ce point voir Baudot, Lehingue, 2015 et Pène 2013) mais aussi au sein d’un éventail plus large d’organisation œuvrant à la démocratie (ONG, Think Tanks, etc.). Examiner ces espaces pluriels de la production des connaissances impose de penser les « sciences » électorales au pluriel. En réalité, il faut moins penser ces espaces comme séparés du champ académique, tant les frontières entre les espaces sont poreuses. Dès lors, les savoirs et pratiques académiques et non-académiques ne s’opposent pas mais doivent être analysés dans les moments d’export et d’import et dans leur hybridation. Il faut alors penser les transactions, les coopérations et les phénomènes de concurrence entre ces espaces ou entre des agents appartenant à ces différents espaces.
Le colloque entend dérouler un programme de sociologie des sciences et de l’expertise pour comprendre comment des savoirs pratiques ou théoriques se construisent et circulent dans des espaces sociaux différents. Le colloque invite à analyser les espaces de production de ces savoirs, les propriétés sociales des producteurs mais aussi les dispositifs sociotechniques inventés, utilisés, mobilisés tout autant que les connaissances construites, hybridées, domestiquées. Plus encore, il s’agit d’aborder les questions de (dé)politisation des connaissances : savoirs sur la politique, les « sciences » électorales peuvent faire l’objet d’usages partisans comme de préconisations dont la technicité semble une garantie de neutralité. Ces processus de (dé)politisation se comprennent aussi dans la circulation des savoirs entre les différents espaces (champs scientifique, politique, journalistiques, administratifs, etc.) et dans le travail de légitimation dont ils font l’objet.
Vous trouverez le programme très complet de ce colloque ici.
J’aurais pour ma part le plaisir d’y représenter le droit électoral, pour une contribution consacrée à la problématique suivante : « Le droit électoral : de la connaissance pratique au savoir académique. Sous-discipline juridique ou champ scientifique autonome ? », dont le syllabus se trouve ci-dessous :
« Si, comme l’indique à juste titre l’appel à communications, « la science politique partage la production de ces savoirs avec au moins les sciences économiques, la sociologie, l’histoire, les sciences de l’information et de la communication », il ne faut pas négliger à ce titre le droit, qui fait partie intégrante des sciences électorales en tant qu’il est peut-être le premier à déterminer les règles de la compétition politique qui elles-mêmes surdéterminent largement le reste : par exemple droits de suffrage, encadrement de l’opération électorale, de la campagne électorale, contentieux des élections… Sans nul doute, le droit électoral fait partie au premier chef de ces « connaissances sur les élections qui permettent des opérations de classement, de désignation des réalités, de typologisations, d’interprétation, etc. [qui] se développent largement dans des espaces extra-universitaires pour constituer des expertises électorales pratiques », en tant notamment que « science de gouvernement » permettant de faire émerger un savoir sur les élections. L’objet de cette communication sera précisément de le démontrer en insistant sur le processus de construction du droit électoral qui, sur le plan historique, fut d’abord le fait de praticiens, d’administrateurs et de juges, avant d’être l’objet d’une production scientifique . Ce fut ainsi le cas par exemple de Louis Marie de Lahaye de Cormenin, jurisconsulte, homme de lettres et homme politique, considéré comme le fondateur du droit électoral français au XIXème siècle , ou d’Edouard Laferrière, Conseiller d’Etat , qui ont construit le droit électoral en droit positif avant que celui-ci ne soit conceptualisé par les grands auteurs, notamment Maurice Hauriou à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, sur le plan technique puis sur le plan théorique , et étudié dans les facultés de droit . Cela n’est pas sans portée substantielle, car selon la perspective adoptée le phénomène de « de (dé)politisation des connaissances » mis en valeur dans l’appel à communications est plus ou moins fort. De ce point de vue le jeu de la production des savoir et de sa circulation a des impacts jusqu’à aujourd’hui, notamment quant à la question de savoir dans quelle discipline juridique se trouve le droit électoral, ce qui a un impact académique et pratique non négligeable. S’agit-il plutôt de droit constitutionnel et dès lors quels aspects de la problématique, théorique ou pratique, privilégier ? S’agit-il plutôt de droit administratif , mais dans ce cas existe-t-il ici un risque de dépolitisation ? Ou faut-il plutôt le voir comme une discipline autonome allant jusqu’à un droit pénal particulier et quelles sont les conséquences qu’il faut en tirer, dans un espace juridique où la tradition juridique, à la différence d’autres, n’est pas l’autonomie du droit électoral ? L’enjeu n’est pas mince, car il surdétermine aussi le niveau d’investissement des juristes académiques sur le sujet, ce qui explique sans doute aussi qu’encore aujourd’hui, la place des juristes praticiens reste prépondérante dans le champ ».
Romain Rambaud