Comme avant chaque élection présidentielle, la recommandation du CSA relative à la régulation des temps de parole de l’élection présidentielle a été adoptée. On attendait celle-là depuis un moment, au regard des polémiques déjà nées sur cette question lors de la pré-campagne présidentielle. Ce point vient compléter une problématique déjà connue, dont nous avons parlé précédemment sur ce blog concernant le statut juridique d’Eric Zemmour en tant que « personnalité politique ».
Le présent billet revient sur cette recommandation du CSA, qui, si elle s’inscrit dans la continuité de la recommandation de 2016, semble à l’offensive pour encadrer les « chaînes d’opinion », notamment lorsqu’on l’analyse avec les éléments (interview de son président, présentation de la recommandation), diffusés par ailleurs par le CSA. Un prochain article abordera la question spécifique du temps de parole du Président de la République, qui est l’autre enseignement principal de cette recommandation (article n°2/2).
Si on lit l’interview au Monde de Roch-Olivier Maistre, Président du CSA, on pourrait penser que celle-ci est très favorable à la liberté éditoriale des chaînes de télévision et à leur libre choix.
« La loi de 1986 consacre la liberté éditoriale des chaînes. Elles peuvent bâtir les programmes et organiser les plateaux qu’elles souhaitent, à condition qu’elles respectent le pluralisme politique. On le voit actuellement : une personnalité peut faire l’objet d’énormément de commentaires, de la part des éditorialistes et des journalistes, quand bien même elle s’exprime peu. Les chaînes sont libres et responsables de leurs choix »
Roch-Olivier Maistre, Président du CSA, Le Monde, 21 octobre.
Cependant, derrière ces notions de liberté, de responsabilité et de pluralisme, le CSA se montre à l’offensive pour encadrer des chaînes qui, à l’instar de CNews en premier lieu, se transformeraient en chaînes d’opinion. Explications.
1er janvier 2022 : date de début de la régulation « période électorale »
Plusieurs enseignements ressortent de cette recommandation. Le premier est que la période d’équité commencera cette année le 1er janvier 2022. Le CSA indique en effet que préalablement à la campagne électorale officielle, pendant laquelle le principe d’égalité s’applique et qui commencera le 28 mars, sa recommandation instaure une première période allant du 1er janvier 2022 jusqu’au 7 mars, une seconde période allant du 8 mars 2022 (date de la publication de la liste officielle des candidats par le Conseil constitutionnel) jusqu’à la veille de l’ouverture de la campagne électorale.
Cette date est un retour à la pratique classique, la date du 1er février ayant été choisie en 2017 en raison de la volonté, comme on en avait fait l’hypothèse sur ce blog, d’éviter le problème posé par les primaires. Cette année, le dernier grand candidat (hormis le Président de la République lui-même…) devait être connu début décembre, avec le congrès des Républicains…
Autre explication, le caractère très avancé des dates de la présidentielle cette année (10 et 24 avril), qui impliquent que la régulation du CSA, pour garder un caractère utile, ne devait pas intervenir trop tardivement.
La date du 1er janvier est donc autant classique que pertinente. A partir du 8 mars, l’équité renforcée s’appliquera, c’est à dire que l’équilibre des temps de parole et des temps d’antenne sera surveillée par tranches horaires. Ce sont les tranches horaires suivantes : tranche du matin : 6h-9h ; tranche de la journée : 9h-18h ; tranche de la soirée : 18h-24h ; tranche de la nuit : 0h-6h.
Un principe directement prévu par la loi de 1962 depuis 2016 (art. 3.I bis) visant à éviter que les chaînes de télévision ne passent, en boucle la nuit, les mêmes candidats afin de respecter artificiellement l’équilibre des temps de parole…
La possibilité de principe pour les chaînes de télévision de s’orienter vers des logiques de chaînes d’opinion…
Depuis l’affaire Zemmour, la question des chaînes d’opinion s’avère toujours aussi difficile à traiter juridiquement (voir sur ce sujet notre article consacré au statut juridique d’Eric Zemmour). Le CSA indique ici que les médias audiovisuels peuvent, par principe, disposer d’une certaine ligne éditoriale…
Si la règle du pluralisme s’applique toujours, force est de constater que les chaînes de télévision ont elles aussi beaucoup changé. Il est loin, semble-t-il, le temps où le Conseil d’Etat pouvait estimer que les chaînes de télévision étaient du fait de l’obligation de pluralisme juridique soumises à une relative « obligation d’impartialité » (CE, El. Mun. de Vitrolles, 18 dec. 1996, n°177011)… On admet aujourd’hui au contraire qu’un média audiovisuel peut, toujours dans le respect de l’obligation de pluralisme politique, disposer d’une ligne éditoriale (v. en dernière analyse CE, Oser l’écologie, 14 juin 2021, n°453462), voire qu’un tel média (comme une radio associative) peut prendre parti pour un candidat, à condition de ne pas engager de dépenses électorales en sa faveur (CE, El. reg. de Martinique, 19 juillet 2016, n°395373 ; v. infra pour ce problème non encore réglé de notre point de vue). Il existe donc un certain flou sur cette question de la prise de position d’un média audiovisuel.
Le système n’est pas – n’a jamais été en France – celui d’un système de chaînes d’opinion, où ces chaînes pourraient non seulement adopter une ligne éditoriale, mais aussi disposer d’une liberté totale d’invitation de personnalités politiques sans tenir compte de la pluralité des opinions existantes. Cependant, eu égard à la multiplication des canaux audiovisuels, il est difficile d’empêcher totalement cette évolution. En quelque sorte, le CSA en prend acte.
Cependant, afin d’éviter les dérives et pour respecter le principe constitutionnel de pluralisme politique, il vient encadrer strictement cette possibilité.
Les limites posées par le CSA à la logique des chaînes d’opinion : la comptabilisation extensive des temps de parole des candidats et du temps d’antenne qui leur est consacré
Deux dispositifs viennent encadrer, et donc limiter, cette liberté éditoriale des chaînes de télévision.
En premier lieu, le CSA répond implicitement à cette problématique par l’intermédiaire de la prise en compte du temps de parole des « soutiens » à des candidats. Ainsi le « temps de parole » comprend « toutes les interventions d’un candidat, sauf si des circonstances exceptionnelles conduisent à ne pas les comptabiliser, ainsi que les interventions de soutien à sa candidature », tandis que le « temps d’antenne » dont ce candidat bénéficie comprend :
« Le temps d’antenne comprend le temps de parole d’un candidat, les interventions de soutien à sa candidature et l’ensemble des séquences qui lui sont consacrées, dès lors qu’elles ne lui sont pas explicitement défavorables »
Recommandation du CSA sur l’élection présidentielle
Dans une interview au Monde, Roch-Olivier Maistre, Président du CSA, à la question « La loi de 1986 n’avait pas anticipé que des journalistes tiennent des propos engagés. Faut-il décompter ces temps de parole ? », répondait que :
« S’il s’agit d’un soutien explicite, d’une expression directe, ce sera comptabilisé. C’est la seule façon pour que les candidats soient traités de façon équitable. Pour le reste, les journalistes remplissent leur office comme ils l’entendent. Comptabiliser les éditorialistes ne va pas de soi, la communication est libre dans ce pays ! ».
Roch-Olivier Maistre, Président du CSA, Le Monde, 21 octobre.
Une manière de poser des bornes aux journalistes des chaînes d’opinion, et surtout sans doute à ces nombreux « chroniqueurs », dont le statut juridique commence dès lors à se clarifier. Si l’un de ceux-ci devait apporter un soutien explicite à un candidat, son temps de parole se verrait donc compter dans le cadre du temps d’antenne de ce candidat. Une solution tout à fait logique au regard de l’évolution des « plateaux télés » de ces chaînes. La question se pose de savoir – la réponse devrait être positive – si le CSA devrait pour le déterminer prendre en compte les prises de position de ces chroniqueurs sur les réseaux sociaux, qui souvent relaient des images de ces mêmes chaînes…
Par ailleurs, le CSA indique de manière claire que :
« Les éditoriaux et les commentaires politiques, les revues de presse, les débats réunissant des journalistes, des experts ou d’autres personnes, les analyses et les présentations de sondages d’opinion sont pris en compte dans le temps d’antenne lorsque, pour l’essentiel de leur durée, ils concernent un seul candidat et ne lui sont pas explicitement défavorables« .
Recommandation du CSA sur l’élection présidentielle
Il s’agit là aussi d’une manière très claire de fixer des limites aux « chaînes d’opinion » : sans leur interdire évidemment de se focaliser sur un candidat, cela signifie que de tels temps devraient être comptés dans le temps d’antenne du candidat, ce qui vient nécessairement la possibilité d’en parler tout le temps… L’ensemble de ces dispositions constitue clairement une réponse importante aux « bulles médiatiques » qui peuvent se constituer autour de candidats. Cette règle était déjà présente dans la recommandation de 2016, mais pourrait se trouver avoir une application encore plus importante cette fois-ci.
Un contrôle étroit de la part du CSA
Sur le plan du contrôle, le CSA exercera un contrôle étroit sur les chaînes suivantes : TF1 ; France Télévisions (France 2 ; France 3 pour son programme national et ses programmes régionaux, France 5, Outre-mer la 1 ère radio et télévision) ; Canal + pour son programme en clair ; M6 ; C8 TMC ; BFM TV CNews ; LCI ; franceinfo: ; RT France ; RMC Découverte ; RMC Story Radio France (France Inter, France Info, France Culture, France Bleu) ; RTL ; Europe 1 ; RMC ; BFM Business ; Radio Classique ; Sud Radio ; France 24 ; RFI ; TV5 Monde ; Euronews. Ce sont eux qui doivent réaliser les comptabilisations des temps et les envoyer au CSA.
Pendant la première période, à partir du 1er janvier, les temps de parole seront appréciés sur une période de 15 jours. Lors de la deuxième période, ce sera toutes les semaines. Pendant la campagne officielle, ce sera tous les jours.
Les relevés transmis par les éditeurs seront publiés sur le site internet du CSA. A compter de la publication de la liste des candidats, le Conseil publiera, conformément au I bis de l’article 3 de la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 précitée, au moins une fois par semaine, le relevé des temps de parole et des temps d’antenne des candidats et de leurs soutiens.
Les éditeurs qui ne respectent pas ces principes pourront faire l’objet de sanctions de la part du CSA. Ainsi en juin 2021, CNews avait été mis en demeure par le CSA pour manquement à ses obligations en matière de pluralisme politique, la chaîne d’information du groupe Canal+ n’ayant pas déclaré le temps de parole de Philippe Ballard, candidat du Rassemblement national aux élections régionales à Paris, invité neuf fois entre le 10 et le 28 mai 2021.
Une surveillance qui sera accrue selon le Président du CSA pour l’élection présidentielle :
« Le Conseil exerce et exercera un contrôle très vigilant pour s’assurer du respect des règles, avec une grande réactivité pour vérifier si des événements problématiques justifient une intervention ou non »
Roch-Olivier Maistre, Président du CSA, Le Monde, 21 octobre.
Une question pendante concernant les « chaînes d’opinion » : des « dépenses électorales » en faveur d’un candidat ?
La question n’est pas résolue par le CSA, et pour cause, car cela ne relève pas de sa compétence. Et pourtant elle se pose.
S’il devenait vraiment possible pour une chaîne de télévision d’aller vers le modèle de la chaîne d’opinion et soutenir (directement ou ses chroniqueurs de manière majoritaire) un candidat à l’élection présidentielle en particulier dans ses programmes (même dans le respect du principe de pluralisme), cela ne pourrait-il pas être considéré, partiellement au moins, comme des dépenses électorales en faveur de la campagne électorale d’un candidat ? Dépenses électorales immédiatement irrégulières car constituant alors une dépense d’une personne morale.
Pour rappel, l’article L. 52-8 du code électoral dispose que :
« Les personnes morales, à l’exception des partis ou groupements politiques, ne peuvent participer au financement de la campagne électorale d’un candidat, ni en lui consentant des dons sous quelque forme que ce soit, ni en lui fournissant des biens, services ou autres avantages directs ou indirects à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués »
Art. L. 52-8 du code électoral
Le non-respect de cet article est sanctionné pour le candidat :
I. – Sera puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende tout candidat, en cas de scrutin uninominal ou binominal, ou tout candidat tête de liste, en cas de scrutin de liste, qui (…) 2° Aura accepté des fonds en violation des articles L. 52-7-1, L. 52-8 ou L. 308-1«
Art. L. 113-1 . I du code électoral
Mais aussi de la part de celui qui attribue ce don illicite :
« III. – Sera puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende quiconque aura, en vue d’une campagne électorale, accordé un don ou un prêt en violation des articles L. 52-7-1 et L. 52-8. Lorsque le donateur ou le prêteur sera une personne morale, le premier alinéa du présent III sera applicable à ses dirigeants de droit ou de fait »
Art. L. 113-1. III du code électoral
La question n’est seulement théorique. Dans un arrêt de 2016 relatif aux élections territoriales de la Martinique (CE, 19 juillet 2016, n°395373), le juge administratif avait été saisi de la question d’une radio locale. Le Conseil d’Etat estime de jurisprudence constante qu’une association a le droit de prendre parti en faveur de candidats déterminés, à la condition qu’elle n’engage pas de dépenses (CE 18 déc. 2008, El. Mun. de Billy-Montigny, n°317539 ; CE, 16 janv. 2015, El. Mun. de Marcy-L’Etoile, n°382136). Pour les élections de Martinique, le juge a appliqué ce principe avec moins de rigueur puisqu’il a introduit une distinction : il estime que la dépense ne peut être regardée comme exposée directement au profit du candidat car si ces émissions constituaient des « prises de position en faveur de la liste », il n’était pas établi que la radio ait « mis son service à la disposition de ce candidat pour le bénéfice de sa propagande électorale » (§23). Pourtant, cette solution semble contraire à l’esprit voire à la lettre de l’article L. 52-12 du code électoral en vertu duquel « Sont réputées faites pour son compte les dépenses exposées directement au profit du candidat et avec l’accord de celui-ci, par les personnes physiques qui lui apportent leur soutien« , cette solution reste aujourd’hui isolée et ne peut à elle-seule engager la CNCCFP. Elle ne peut pas être considérée comme acquise.
La question pourrait donc être posée : à partir de quand une chaîne d’opinion, développant par l’intermédiaire de sa ligne éditoriale un soutien très marqué à un candidat en particulier, pourrait-elle être considérée comme engageant des dépenses électorales illégales en faveur d’un candidat ?
Ce point n’est pas encore réglé par la jurisprudence, mais il pourrait constituer en France une épée de Damoclès sur les chaînes d’opinion qui marqueraient trop favorablement leur préférence à des candidats en particulier…
Romain Rambaud