D’abord demandé sous forme de tribune transmise au premier ministre et aux parlementaires par des présidents de conseils départementaux de l’est de la France dont Le Figaro s’était fait l’écho, et après avoir fait l’objet de rumeurs diverses, le sujet du report potentiel des élections départementales et régionales de mars 2021 (qui en vertu du code électoral doivent normalement se tenir le même jour), est officiellement sur la table. Comme l’a révélé Le Monde, le chef de l’Etat va réunir prochainement une commission associant les oppositions pour statuer sur le maintien des élections régionales et départementales, en fonction de la situation sanitaire. Une proposition qui, bien entendu, ne manque pas de susciter des réactions très diverses, opposant ceux qui seraient d’accord avec un report de quelques mois pour des raisons sanitaires, voire après l’élection présidentielle, et ceux qui y voient une manipulation politique… Voilà quelques remarques que l’on peut faire sur le plan du droit, concernant la loi qui viendrait reporter ces élections, que vous trouverez ci-dessous.
Si vous le souhaitez, vous pouvez également regarder cette vidéo d’un débat entre Didier Maus et moi-même, dirigé par maître Eric Landot, sur cette question :
Un report de quelques mois possible pour des raisons sanitaires avant l’élection présidentielle
Sur le plan constitutionnel, le point se porte sur l’article 3 de la Constitution, qui sert de fondement au Conseil constitutionnel pour poser un principe selon lequel les électeurs doivent être « appelés à exercer selon une périodicité raisonnable leur droit de suffrage » (CC, n°90-280 DC, 6 déc. 1990 ; n°96-372 DC, 6 fev. 1996 ; no2001-444 DC, 9 mai 2001). Il a été affirmé pour les élections législatives comme pour les élections locales. Il doit être souligné qu’il n’existe pas de principe selon lequel on ne peut pas reporter une élection, mais un principe selon lequel les électeurs doivent être appelés à exercer leur vote selon une périodicité raisonnable. C’est donc le fait d’empêcher les électeurs de se prononcer périodiquement en étendant de façon trop longue un mandat qui pourrait faire l’objet d’une sanction constitutionnelle : le Conseil constitutionnel l’a exprimé en indiquant que les dispositifs de prolongation du mandat doivent revêtir « un caractère exceptionnel et transitoire » (CC, n°90-280 DC, 6 déc. 1990 ; n°96-372 DC, 6 fev. 1996 ; no2001-444 DC, 9 mai 2001)
Il faut noter immédiatement, sur le plan de l’opportunité politique, que cet encadrement constitutionnel n’a pas encore fait l’objet d’une application positive au sens où aucune loi n’a fait l’objet d’une censure sur ce fondement à ce jour. Cela montre donc que si la jurisprudence existe, elle n’a pour le moment pas été sanctionnée, ce qui laisse des marges de manœuvre. Mais cela ne veut pas dire que le Conseil constitutionnel ne pourrait pas censurer : c’est une jurisprudence « garde-fou », que le Conseil pourrait utiliser en cas d’abus.
Le Conseil constitutionnel exerce un contrôle limité sur la question du report des élections. Il estime, pour les élections parlementaires, les élections locales ou les élections des Français établis hors de France, que le législateur est libre de les reporter sous réserve d’une part de ne pas méconnaître des principes constitutionnels et d’autre part de ne pas faire d’erreur manifeste par rapport aux objectifs qu’il poursuit. Le Conseil constitutionnel ne disposant pas du même pouvoir d’appréciation que les membres du Parlement, il n’exerce qu’un contrôle limité à double détente. Il vérifie d’abord s’il existe une règle constitutionnelle qui pourrait s’opposer au report : il peut s’agir du principe de la périodicité raisonnable du suffrage, mais aussi du principe de libre administration des collectivités territoriales, du principe du caractère exceptionnel et transitoire de la prolongation du mandat et de l’absence de confusion dans l’esprit des électeurs. Ensuite, il vérifie si « les modifications introduites par la loi ne sont pas manifestement inappropriées aux objectifs que s’est assignés le législateur » (CC, no96-372 DC, 6 févr. 1996). Il existe donc deux contrôles : la non-violation d’un principe constitutionnel et l’absence d’inadéquation manifeste entre le motif de la loi et le choix opéré par le législateur quant au report de l’élection.
Les motifs permettant de reporter une élection sont diverse mais d’après la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ils doivent être d’intérêt général. Ainsi, dans la jurisprudence récente, alors qu’il y avait été invité par les parlementaires requérants, le Conseil constitutionnel a contrôlé l’existence d’un motif d’intérêt général de nature à justifier le report des élections en 2010 et le commentaire officiel de la décision du Conseil constitutionnel est clair : « Cette jurisprudence est, pour les mandats électifs, désormais ancienne, abondante et constante. D’une part, au regard des exigences constitutionnelles, seul un intérêt général peut justifier, à titre exceptionnel et transitoire, une cessation anticipée ou une prolongation de mandats électifs en cours » (CC, no2010-603 DC, 11 fev. 2010). Cette solution est confirmée par le commentaire de la décision de 2013 (CC, n°2013-667 DC, 16 mai 2013).
Ces principes ont été rappelés par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2020-849 QPC du 17 juin 2020 relative au report des élections municipales. L’épidémie de Covid-19 fait partie des motifs d’intérêt général permettant de reporter une élection : dans sa décision 2020-849 QPC du 17 juin 2020 relative au report des élections municipales, le Conseil constitutionnel a estimé que « en adoptant les dispositions contestées, alors que le choix avait été fait, avant qu’il n’intervienne, de maintenir le premier tour de scrutin, le législateur a entendu éviter que la tenue du deuxième tour de scrutin initialement prévu le 22 mars 2020 et la campagne électorale qui devait le précéder ne contribuent à la propagation de l’épidémie de covid-19, dans un contexte sanitaire ayant donné lieu à des mesures de confinement de la population. Ces dispositions sont donc justifiées par un motif impérieux d’intérêt général ». De la même manière, le report de l’élection des 6 sénateurs représentant les Français établis hors de France était justifiée par le report admis des conseillers consulaires, d’après la décision n° 2020-802 DC du 30 juillet 2020 du Conseil constitutionnel.
Qui pouvant le plus peut le moins, il est évident que les risques liés à l’épidémie de Covid-19 pendant la campagne électorale puis pendant le vote peuvent justifier un report… mais avant l’élection présidentielle.
Un report probablement inconstitutionnel après l’élection présidentielle
En revanche, ce report devrait être de quelques mois seulement et en tout état de cause, il ne pourrait pas avoir lieu après la présidentielle, comme on l’entend parfois de la part de certains ténors LREM.
Un report après l’élection présidentielle aurait au contraire toutes les chances d’être inconstitutionnel. En effet, le Conseil constitutionnel a indiqué que les dispositifs de prolongation du mandat doivent revêtir « un caractère exceptionnel et transitoire » et il contrôle l’erreur manifeste du législateur par rapport aux objectifs qu’il poursuit. Or de cette jurisprudence résulte deux problèmes différents et complémentaires concernant un report des élections départementales et régionales après la présidentielle.
En premier lieu, un report des élections départementales et régionales d’un an et demi ou de deux ans serait en tant que tel très long, alors que la quasi-totalité des reports ont été limités à un an seulement dans la pratique précédente. Un report après l’élection présidentielle poserait donc d’abord des problèmes du point de vue de la périodicité du suffrage : ce report correspondrait en effet à un tiers du temps total du mandat, conduisant à un mandat de huit ans, ce qui semble très long. Il y aurait ainsi une atteinte excessive au principe de périodicité du suffrage, avec un mandat de 7 ans ou 8 ans des conseillers départementaux élus en mars 2015 et régionaux élus en décembre 2015.
En deuxième lieu, un tel report pourrait difficilement être considéré comme adapté au regard de l’objectif poursuivi, sans qu’ait lieu en même temps un report de l’élection présidentielle, dont on sait, puisqu’il faudrait une révision constitutionnelle, qu’il serait très difficile à obtenir. Le Conseil constitutionnel pourrait donc constater, sans se tromper, l’erreur manifeste du législateur, car pourquoi reporter seulement des élections locales et maintenir une élection nationale, si la raison d’être de ce report est la crise sanitaire ?
Par ailleurs, il n’existe pas de lien entre la présidentielle et les élections régionales et départementales, à la différence du lien qui existe entre l’élection présidentielle et les élections législatives qui, en 2001, avait permis de modifier l’ordre du calendrier électoral, de sorte que se prévaloir d’une rationalité à placer de telles élections locales après la présidentielle serait difficile.
Certes, il est déjà arrivé que des élections locales soient déplacées pour ne pas entrer en conflit avec les élections présidentielles. Ce fut le cas pour les élections municipales de 1995 et les élections municipales de 2007, pour ne pas qu’elles entrent en interaction avec l’élection présidentielle (Cons. const., 6 juill. 1994, n° 94-341 DC ; Cons. const., 15 déc. 2005, n° 2005-529 DC). Utiliser un tel raisonnement mobiliserait deux motifs successifs : d’une part lutter contre la crise sanitaire pour reporter, puis d’autre part se prévaloir d’un encombrement du calendrier électoral pour déplacer ces élections après la présidentielle. Cependant, il existe deux limites à cette possibilité.
Tout d’abord, à l’époque, le report était beaucoup moins long : en 1995, ce report était « limité à trois mois et revêt un caractère exceptionnel » et en 2005, ce report n’était que de un an. Loin, donc, des 1 an et demi voire deux ans d’un éventuel report des élections départementales et régionales. Ensuite, du point de vue de la crise sanitaire, reporter les élections départementales et régionales en 2022 pourrait paraître incohérent en tant que cela multiplierait les consultations la même année et donc les risques sanitaires à cette période, là où un espacement des élections constitue une réponse plus logique à la circulation du virus (ainsi qu’une adaptation des modalités de vote).
Enfin, cela supposerait d’accepter que le législateur puisse créer artificiellement un problème qui à ce stade n’existe pas pour s’en prévaloir ensuite pour continuer à reporter, ce qui ne manque pas de poser la question d’une forme de détournement de procédure. Il est certain que le Conseil constitutionnel ne manquerait de regarder de près une tel raisonnement alors qu’à l’origine, l’enjeu est bien la crise sanitaire. Sur ce point, on peut ajouter un élément important qui résulte du commentaire officiel de la décision n°2020-849 QPC du 17 juin 2020 portant sur le report du second tour des élections municipales. Dans le commentaire officiel de cette décision, en effet, le Conseil constitutionnel fait référence aux risques de manipulation du droit électoral par les pouvoirs publics. Ce point, en parfaite conformité avec les standards internationaux, montre que le Conseil constitutionnel serait vigilant à ce que les pouvoirs publics n’organisent pas eux-mêmes leur propre incapacité future à tenir des élections, peut-être pour des arrières pensées politiques, et alors que le report porterait atteinte à la périodicité du suffrage.
Enfin, une telle option ne respecterait pas le standard du consensus politique. Elle donnerait lieu à des critiques fortes sur le plan international et donnerait prise à une censure constitutionnelle, même si le Conseil constitutionnel ne donne pas à ce stade une force contraignante à ce standard. En effet, les standards internationaux préconisent de respecter le consensus politique dans l’hypothèse du report des élections. De ce point de vue en revanche, la création d’une commission se justifie tout à fait.
Un report un peu désolant car justifié par l’inertie dans l’adaptation des règles du droit électoral
Sur le fond, il est vrai que ce report peut se justifier, notamment parce que les circonstances sanitaires ne permettront pas de faire une campagne efficace ce qui peut évidemment favoriser les élus sortants, à condition qu’il ait lieu avant l’élection présidentielle.
Cependant, force est de constater qu’il serait un peu désolant dans la mesure où il se justifierait aussi en raison de l’incapacité du droit électoral français à s’adapter à la nouvelle donne, posant des problèmes non seulement pour les élections départementales et régionales mais aussi pour l’élection présidentielle à venir. Nous n’avons en effet ni adapté notre électoral, ni notre droit des opérations électorales, à la crise de la Covid-19, à la différence de beaucoup d’autres pays.
En mars et juin 2020, la France a décidé de ne modifier qu’à la marge ses modalités de vote, autorisant deux procurations établies en France par personne. Cette solution de prudence était justifiée à l’époque au regard du principe de stabilité du droit électoral : quelques semaines avant l’élection, il aurait été trop risqué d’instaurer un vote par correspondance ou un vote anticipé, inexistants jusque là en France, en raison des risques de fraudes ou d’erreurs qui auraient affecté une élection déjà très contestée.
Cependant, de mars 2020 à mars 2021, il y avait un an pour anticiper les prochains scrutins locaux et, un an après encore, l’élection présidentielle. Mi-octobre, il reste encore 5 mois pour faire quelque chose. Si l’article L567-1 A du code électoral dispose aujourd’hui qu’ « il ne peut être procédé à une modification du régime électoral ou du périmètre des circonscriptions dans l’année qui précède le premier tour d’un scrutin », cette règle de valeur législative n’empêche pas qu’une autre loi intervienne et les instances internationales, qui produisent les standards internationaux dont cette règle s’inspire, sont flexibles sur l’adaptation du droit électoral dans le contexte de la Covid-19.
Beaucoup de pays, dans le monde, ont adapté leurs modalités de vote pour surmonter sur le plan électoral la crise de la Covid-19. L’Allemagne et la Suisse, qui disposaient déjà d’un vote par correspondance, l’ont utilisé en mars 2020 avec succès. La Corée du Sud, en avril 2020, a organisé un vote anticipé ayant permis à un quart du corps électoral de voter en avance et, à l’entrée des bureaux de vote, prenait la température des citoyens avant qu’ils aillent voter et les orientaient, en cas de température haute, vers un isoloir spécifique. Le vote par correspondance et/ou le vote anticipé ont également été utilisés aux Etats-Unis, en Pologne, en Australie, etc. Beaucoup de pays ont donc déjà agi, permettant à la participation de se maintenir à un niveau satisfaisant.
En France, à ce stade, il semble que les pouvoirs publics n’aient pas décidé d’anticiper le problème et de changer les modalités de vote, sauf peut-être en reprenant les dispositions existantes en matière de procuration. Cette situation n’est pas acceptable car elle porte atteinte à l’expression du suffrage. Quant aux risques de fraudes, s’il existent, on peut penser que leur impact sera limité dans le cadre d’élections départementales et régionales qui les rendent difficiles et peu profitables ; par ailleurs, le droit pénal et le droit électoral savent gérer ces difficultés depuis très longtemps. Si ce risque ne peut pas être écarté, le bilan coûts potentiels / avantages reste clairement en faveur de l’adaptation des modalités de vote.
C’est la raison pour laquelle, nous le rappelons ici, le blog du droit électoral a utilisé le système de pétition en ligne ouvert de l’Assemblée Nationale en déposant une pétition afin de promouvoir une adaptation des modalités de vote pour les élections de mars 2021, alors que les pouvoirs publics ne semblent pas avoir pris de décision forte sur ce point. Cette inertie nous semble problématique et par cette pétition, nous appelons à ce que le Parlement vote et que soient mis en place pour mars 2021 des dispositifs tels que le vote anticipé et/ou le vote par correspondance par exemple. Vous pouvez soutenir cette pétition en cliquant ici.
Romain Rambaud