QPC sur les élections municipales : qui pourrait « intervenir » devant le Conseil constitutionnel ? [R. Rambaud]

Le contentieux constitutionnel, en raison de sa nature même de contrôle objectif de la constitutionnalité de la loi, est particulier en tant qu’il concerne par définition un spectre extrêmement large de personnes. La question de l’intervention des tiers devant le Conseil constitutionnel est donc particulièrement discutée par la doctrine constitutionnaliste, notamment par l’intermédiaire de la fameuse problématique des contributions extérieures.

L’objet de ce billet est de poser une question précise à propos des QPC transmises au Conseil constitutionnel concernant le 1er tour des élections municipales. Pour rappel, comme nous en avons fait état dans un précédent article du blog du droit électoral, le Conseil d’Etat a transmis le 26 mai dernier au Conseil constitutionnel deux questions prioritaires de constitutionnalité, portant d’une part (n°2020-849 QPC) sur la constitutionnalité de l’article 19 de la loi d’urgence du 23 mars 2020, « entérinant » le premier tour des élections municipales et repoussant le second au mois de juin dans les communes où le conseil municipal est incomplet, et d’autre part (n°2020-850 QPC) sur la constitutionnalité de l’article L. 262 du code électoral relatif au mode de scrutin des élections municipales dans les communes de 1000 habitants et plus, en tant que celui-ci ne prévoit pas de seuil d’électeurs inscrits pour être élu à la majorité absolue des électeurs dès le 1er tour (comme les autres scrutins de liste en France et à la différence des scrutins majoritaires). Ces QPC, on le sait et l’on a dit, seront cruciales, et sur le fond, nous avons pris une position favorable à la constitutionnalité de la loi. D’autres auteurs ont un avis différent, et le Conseil constitutionnel tranchera.

Mais ce n’est pas au fond de la question de la constitutionnalité de cette loi qu’est consacré cet article, mais à un point de procédure dont l’implication substantielle pourrait être fondamentale, pour l’espèce mais aussi pour toute la jurisprudence en matière de contentieux électoral. La question posée est la suivante : quels tiers pourraient être conduits à intervenir à la procédure ? C’est à dire quels tiers, non directement parties au contentieux ayant donné lieu au renvoi, pourraient être amenés à invoquer des arguments, en défense ou au contraire en abrogation de la loi, devant le Conseil constitutionnel ? De cette question particulière naît un questionnement plus général : quel pourrait être le régime juridique des interventions des tiers concernant les lois électorales, qui par définition concernent tous les citoyens ?

La problématique est significative au regard du nombre très important de personnes concernées par la question de la constitutionnalité des élections municipales ! Et la question est urgente, puisque la date limite de réception des demandes en intervention a été fixée par le Conseil constitutionnel au 3 juin 2020 à midi pour les deux affaires…. S’il est impossible de savoir si et combien d’interventions ont été formées devant le Conseil constitutionnel, on peut penser que s’il en existe le Conseil constitutionnel sera amené à se positionner sur ces très importantes questions de procédure, qui déterminent la question de l’accès démocratique à son prétoire.

Des « contributions extérieures » impossibles parce que réservées au contrôle a priori des lois ?

Certaines personnes, simples électeurs, militants, universitaires, etc., non concernés directement par les QPC en cours, pourraient être tentés d’écrire des « contributions extérieures », c’est à dire d’envoyer au Conseil constitutionnel, de leur propre initiative, des analyses afin que les membres du Conseil constitutionnel, ou son service juridique , en prennent connaissance. C’est la voie des « portes étroites », désormais officielle puisque ces « portes étroites » sont publiées sur le site internet du Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle a priori des lois.

La tentation de réaliser des « contributions extérieures » pose une question simple : celles-ci sont-elles possibles dans le contentieux des QPC, contentieux constitutionnel a posteriori à la nature quasi-juridictionnelle, ou sont-elles inenvisageables dans ce cadre ?

Les contributions extérieures constituent une pratique assez courante dans le cadre du contentieux a priori des lois. Tous les documents du Conseil constitutionnel, et la doctrine, font référence aux contributions extérieures dans le cadre du contrôle a priori. Ainsi, dans son communiqué du 23 février 2017, le Conseil constitutionnel indiquait que « Le Conseil constitutionnel peut recevoir aussi des « contributions extérieures », appelées parfois « portes étroites », qui, dans le cadre de l’examen a priori d’une loi sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, n’ont pas le caractère de documents de procédure. Il est apparu opportun au Conseil constitutionnel de porter désormais à la connaissance du public la liste des « contributions extérieures » qui lui sont adressées », puis, dans son communiqué du 24 mai 2019, que ces contributions extérieures seront « consultables dans le dossier accompagnant sur le site internet du Conseil les décisions qu’il rend dans le cadre de son contrôle a priori. La seule réserve concernera les documents qui revêtiraient un caractère ordurier ou injurieux ».

Les contributions extérieures ne sont donc évoquées que dans le cadre du contrôle a priori des lois. Mais si un justiciable, un électeur par exemple, décidait quand même d’adresser une contribution extérieure au Conseil constitutionnel, que se passerait-il ? Ce n’est semble-t-il pas la « pratique » la plus courante, mais les électeurs non juristes ne sont peut-être pas au courant de ces subtilités du Conseil constitutionnel…. Seraient-elles acceptées, et lues par les membres du Conseil constitutionnel ?

Sans doute, si des personnes ont toujours le droit d’envoyer des contributions extérieures, la question de leur recevabilité en QPC se pose. Car la QPC a une nature juridictionnelle ou quasi-juridictionnelle, à la différence du contrôle a priori des lois. Notamment, comme l’indique le Conseil constitutionnel dans son communiqué du 24 mai 2019, « Les contributions adressées spontanément au Conseil constitutionnel n’ayant pas le caractère de documents de procédure, le Conseil constitutionnel ne sera, comme antérieurement, pas tenu d’y répondre ». Or, dans la mesure où la QPC est certes un contentieux objectif mais sur la base de procès qui connaissent des parties, il serait problématique que ces documents soient utilisés sans être communiqués aux parties.

Cela est d’autant plus le cas qu’il existe déjà, en matière de QPC, une procédure pour permettre à des tiers d’intervenir, les « interventions », qui répondent à des conditions strictes de recevabilité. La co-existence de « contributions extérieures » et d' »interventions » ne pourrait donc qu’être problématique, les secondes semblant devoir exclure les premières. Enfin, si des contributions extérieures devaient être malgré tout acceptées, elles devraient être publiées, ce qui ne manquerait pas dans le contexte d’interroger.

En tout état de cause, le contentieux constitutionnel des élections municipales sera peut-être l’occasion de clarifier ce point, si des contributions extérieures sont déposées. Le Conseil constitutionnel devrait privilégier les interventions.

Les différents « intervenants » possibles : la question de l’ « intérêt spécial » à intervenir en matière électorale

La QPC étant un contentieux objectif de la constitutionnalité de la loi, même posée dans le cadre initial d’un procès, elle ne concerne pas que les parties à celle-ci. Au contraire, le contentieux constitutionnel a une portée large.

C’est d’ailleurs la pratique qui, pour cette raison, a inauguré la possibilité de former des interventions dès 2010, au bénéfice d’un syndicat à propos d’une loi concernant la représentativité des syndicats, alors qu’il était lui-même un syndicat représentatif. Cette pratique a ensuite été officialisée dans le règlement intérieur du Conseil constitutionnel, en son article 6, qui distingue deux types d’intervenants : les intervenants « tiers » à la question posée et ceux qui ont également formé une QPC contre les dispositions attaquées.

Ainsi, l’article 6 dispose que « lorsqu’une personne justifiant d’un intérêt spécial adresse des observations en intervention relatives à une question prioritaire de constitutionnalité avant la date fixée en application du troisième alinéa de l’article 1er et mentionnée sur le site internet du Conseil constitutionnel, celui-ci décide que l’ensemble des pièces de la procédure lui est adressé et que ces observations sont transmises aux parties et autorités mentionnées à l’article 1er. Il leur est imparti un délai pour y répondre. En cas d’urgence, le président du Conseil constitutionnel ordonne cette transmission. Le dépassement du délai échu à cette date n’est pas en revanche opposable à une partie qui a posé devant une juridiction relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, devant le Conseil d’État ou devant la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause une disposition législative dont le Conseil constitutionnel est déjà saisi lorsque, pour cette raison, cette question n’a pas été renvoyée ou transmise ».

Dans les deux cas, les intervenants sont légitimes à déposer un dossier écrit et à présenter des observations orales, dans lesquels il doivent développer des griefs. Ils peuvent intervenir soit pour contester la loi, soit au contraire pour la défendre (v. sur ce dernier point, décision n° 2010-42 QPC du 7 octobre 2010, CGT-FO et autres [Représentativité des syndicats], commentaire p. 6. V. également pour des intervenants ayant un intérêt au maintien de la disposition, v. 2010-67/86 QPC et 2010-55 QPC pour le maintien d’un monopole de la Française des jeux sur les jeux de hasard).

D’après Marc Guillaume, actuel secrétaire général du Gouvernement et qui fut pendant de longues années le secrétaire général du Conseil constitutionnel, qui a publié en août 2019 un ouvrage sur la question prioritaire de constitutionnalité, il existe différents types de personnes pouvant intervenir, soit parce qu’elles ont fait une QPC identique, soit parce qu’elles justifient d’un « intérêt spécial » à le faire :

– est admis l’intervenant qui a posé une QPC identique devant le juge du fond ou une Cour suprême alors que c’est la QPC d’une autre partie qui a été renvoyée au Conseil constitutionnel.

– est admis l’intervenant qui est l’une des seules personnes auxquelles la loi s’applique ou à qui s’applique la même disposition dans les mêmes conditions. Pour Mathieu Disant, ce cas de figure concerne plus précisément les personnes qui ont un intérêt au maintien de la disposition.

– est admis l’intervenant qui a un intérêt très spécifique, souvent au niveau national, au maintien ou à l’abrogation de la loi, à l’exception des syndicats de magistrats ou d’avocats. Cependant, cet intérêt est accepté de manière très large, le Conseil constitutionnel ayant indiqué en 2015 que 80 % environ des interventions sont admises devant le Conseil constitutionnel.

Cependant, cet « intérêt spécial » est d’après la doctrine mal déterminé, et la question de savoir comment appliquer ce critère s’agissant de droit électoral n’a semble-t-il jusqu’à aujourd’hui pas fait l’objet de réponses. Alors même que les lois électorales touchent le plus grand nombre de personnes possible, qui a le droit de former des interventions dans le cadre de la procédure ? La question de l’intérêt spécial en matière électorale est donc une question fondamentale sur le plan démocratique qui pourrait faire l’objet d’une analyse par le Conseil constitutionnel lors des QPC attendues.

Cela est d’autant plus vrai que se posera cette fois un défi quantitatif, tant le nombre de personnes concernées pourrait être important. Certes, il est déjà arrivé que les interventions soient très nombreuses. Ainsi, dans la décision n°2018-761 QPC du 1er février 2019, Association médecins du monde et autres, relative à la pénalisation des clients de personnes se livrant à la prostitution, la QPC avait été posée devant le Conseil d’État par l’association Médecins du monde, huit autres associations ainsi que cinq personnes prostituées. À l’occasion du renvoi de cette QPC devant le Conseil constitutionnel, celui-ci a jugé recevable 26 interventions d’associations et 24 interventions de personnes physiques. Cela était déjà très important. Mais les intervenants pourraient, dans le cadre des QPC qui nous intéressent, se compter en dizaines, en centaines, voire en milliers ! De ce point de vue, le délai relativement bref d’une semaine pour produire des interventions pourrait les limiter. Mais comment le Conseil constitutionnel réagirait-il s’il se trouve débordé par les interventions ?

L’intérêt à intervenir certain des personnes ayant formé des QPC

C’est probablement le point qui soulève sur le principe le moins de difficultés, puisqu’il est prévu par le règlement du Conseil constitutionnel, à savoir qu’une « partie qui a posé devant une juridiction relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, devant le Conseil d’État ou devant la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause une disposition législative dont le Conseil constitutionnel est déjà saisi lorsque, pour cette raison, cette question n’a pas été renvoyée ou transmise ».

Toute personne ayant déposé une QPC lors d’une protestation électorale, non renvoyée au Conseil constitutionnel parce qu’en attente des solutions rendues sur les deux QPC précitées, pourrait donc intervenir. La difficulté, en l’espèce, est que cela pourrait concerner un nombre très important de personnes, notamment dans la mesure où ces QPC ont été largement préparées par l’association 50 millions d’électeurs qui a demandé à ce qu’il en soit déposé en nombre. Combien d’intervenants seraient-alors susceptibles d’intervenir ? Des dizaines ? Des centaines ? Lesquels pourraient alors développer de nouveaux griefs… La difficulté serait considérable pour le Conseil constitutionnel, dans la mesure où ces interventions sont des documents intégrés à la procédure et doivent donc faire l’objet d’une procédure contradictoire minimale…

L’intérêt à intervenir possible des associations d’élus

Très concernés tant par le maintien du 1er tour que par le report du 2nd, les associations d’élus pourraient-elles venir en défense de la loi par l’intermédiaire d’une intervention devant le Conseil constitutionnel ?

Sur ce point, la réponse pourrait être positive, tant le Conseil constitutionnel accepte facilement les interventions d’associations au niveau national qui ont intérêt au maintien ou à l’abrogation de la loi (Ex d’après l’ouvrage de Marc Guillaume : la CFE-CGC : 7 oct. 2010, no 2010-42 QPC. – La Fédération française de la franchise : 18 oct. 2010, no 2010-58 QPC. – L’association « Groupe information asiles » : 26 nov. 2010, no 2010-71 QPC. – 6 oct. 2011, no 2011-174 QPC. – 3 févr. 2012, no 2011-217 QPC. – L’Union d’économie sociale et du logement : 13 janv. 2011, no 2010-84 QPC. – La Chambre nationale des courtiers maritimes de France : 11 févr. 2011, no 2010-102 QPC. – La Cimade : 8 avr. 2011, no 2011-120 QPC. – Le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière : 29 avr. 2011, no 2011-121 QPC. – L’Union syndicale de défense des Intérêts des Français repliés d’Algérie d’outre-mer, populations déplacées contre leur gré, USDIFRA : 27 janv. 2012, no 2011-213 QPC).

On peut donc imaginer que l’AMF, qui soutient la loi du 23 mars 2020 telle qu’adoptée, en tant qu’association d’élus, pourrait venir en intervention au soutien de la loi, afin de ne pas déstabiliser les communes.

L’intérêt à intervenir possible des partis politiques

Une autre catégorie d’acteurs pourrait être ici admise à intervenir : les partis politiques qui ont présenté des candidats aux élections, sans forcément que ceux-ci ne soient élus. Dans sa décision n°2019-811 QPC du 25 octobre 2019, Mme Fairouz H. et autres, relative au seuil de représentativité applicable aux élections européennes, le Conseil constitutionnel avait admis les demandes en intervention de partis politiques qui avaient présenté des listes lors des élections européennes, alors même qu’ils n’avaient pas formé eux-mêmes de QPC. Ainsi sont intervenus, ce qui a permis à leur avocat de prendre la parole à l’audience, M. François Asselineau et l’Union Populaire Républicaine (l’UPR directement donc, et non la liste des candidats en tant que telle).

Il faut dire que les partis politiques disposent en effet d’un intérêt spécial à agir contre les lois électorales, y compris en QPC, dans la mesure où l’article 4 de la Constitution leur reconnait un rôle fondamental, puisqu’il prévoit que « Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage », ce qui fait directement référence aux élections, et que « La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation ». A ce titre, ils pourraient bénéficier d’un intérêt spécial à agir en toutes circonstances contre les lois électorales. Il s’agirait d’un principe important à consacrer en contentieux constitutionnel qui enrichirait le droit des partis politiques.

La discussion autour de l’intérêt spécial à intervenir des élus du 1er tour des élections municipales

De la même manière, les élus du 1er tour des élections municipales ont bien un intérêt direct au maintien du 1er tour par lequel ils ont été élus, alors que l’article 19.I dernier alinéa, lequel indique que dans tous les cas, l’élection régulière du 15 mars 2020 reste acquise, a également été transmis par le Conseil d’Etat au Conseil constitutionnel. Ce point pose d’abord un problème quantitatif, dans la mesure où ce nombre d’élus pourrait être très important et le Conseil constitutionnel pourrait avoir des difficultés à traiter de très nombreuses interventions.

Certaines élus pourraient très bien vouloir poser une QPC pour remettre en cause la sincérité de leur propre élection, comme cela s’est vu. Par ailleurs, des élus pourraient intervenir pour défendre la loi, et non pour présenter des griefs contre elle. Ces deux points pourraient être explicitement tranchés par le Conseil constitutionnel, pour déterminer si les élus ont un intérêt spécial à défendre ou attaquer la loi qui fonde leur élection.

A moins que le Conseil constitutionnel ne décide finalement d’écarter l’article 19.I dernier alinéa du champ de la saisine, en considérant que la disposition n’est finalement pas normative ou seulement interprétative… auquel cas l’intervention serait écartée du contentieux de la QPC, conformément à la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel.

La délicate question de l’intérêt spécial à intervenir des « simples » électeurs (et de celui d’une association d’électeurs)

Mais la principale question, la plus difficile, est la question de l’intérêt spécial à intervenir de « simples » électeurs contre une loi électorale. Le Conseil constitutionnel a déjà jugé de façon très libérale l’intérêt à intervenir d’une personne à qui la disposition s’applique sans qu’elle ne soit l’une des rares dans cette situation (v. Cons. const. 2 mars 2018, Assoc. de la presse judiciaire, n°2018-693 QPC. Il s’agissait, d’après Marc Guillaume, d’une QPC portant sur le premier alinéa de l’article 11 du code de procédure pénale qui pose le principe du secret de l’enquête et de l’instruction, de la part d’un particulier indiquant avoir fait l’objet d’une perquisition filmée par un journaliste, sans son accord, en vue d’un reportage diffusé à la télévision).

Cependant, admettre l’intérêt spécial des électeurs au titre de leur seule qualité d’électeurs conduirait à multiplier presque à l’infini les possibilités d’intervenir. Concernant le renvoi de la totalité de l’article 19, cela pourrait potentiellement concerner… 50 millions d’électeurs, y compris les abstentionnistes qui pourraient considérer que le Covid-19 les a dissuadé de voter aux élections et qu’il aurait fallu les repousser. Or, comme le souligne Mathieu Disant, l’un des objectifs de l’intérêt spécial vise aussi à maîtriser le nombre potentiel d’intervenants : « s’ils étaient trop nombreux, le caractère spécial de leur intérêt à intervenir ne pourrait être caractérisé et reconnu ».

Autrement dit, il s’agit du réalisme comme limite démocratique, comme il existe une jurisprudence équivalente du Conseil d’Etat à propos du contribuable. Pour des raisons pratiques, il serait donc envisageable que le Conseil constitutionnel considère qu’un simple électeur n’a pas un intérêt suffisamment « spécial » au titre de sa seule qualité d’électeur… Mais la démocratie ne commanderait-elle pas un intérêt à intervenir plus large ? L’électeur pourrait-il disposer d’un intérêt spécial à certaines conditions ? Par exemple si l’électeur est un électeur de la commune pour laquelle la QPC a été transmise ? Plus largement si un électeur a formé une protestation électorale sans soulever de QPC ? La question est délicate, et le Conseil constitutionnel pourrait être conduit à la trancher en l’espèce.

Par ailleurs, une association d’électeurs telle que 50 millions d’électeurs aurait-elle un intérêt à intervenir, sachant qu’elle a déjà formé de son côté des QPC dans d’autres litiges ? Le Conseil constitutionnel devra également trancher cette question, puisque l’association a déposé un mémoire en intervention le 3 juin 2020 !

L’absence d’intérêt spécial des communes et des maires pour intervenir

Concernant les communes et les maires, on peut penser qu’ils n’auraient guère d’intérêt spécial à intervenir à ce seul titre.

Les communes en tant que telles, en tant que personnes morales, ne devraient pas se voir reconnaître un intérêt spécial à intervenir, car de jurisprudence constante elles ne sont pas parties au contentieux électoral puisqu’elle doivent rester neutres dans le cadre de cette opération. Il devrait en aller de même en matière constitutionnelle.

Quant aux maires seuls, en tant qu’organisateurs des élections, ils ne semblent pas non plus avoir d’intérêt spécial à intervenir, par exemple pour s’opposer à l’organisation du second tour de scrutin. En effet, la question a déjà été jugée s’agissant de l’organisation des mariages dans le cadre de la loi relative au mariage pour tous. Dans la décision n°2013-353 QPC du 18 octobre 2013, le Conseil constitutionnel a jugé s’agissant de demandes d’intervention qui « émanent de maires de différentes communes », que « le seul fait qu’ils sont appelés en leur qualité à appliquer les dispositions contestées ne justifie pas que chacun d’eux soit admis à intervenir ». Le parallèle peut être fait pour le maire qui en matière électorale agit au nom de l’Etat et non au nom de la commune, car il s’agit d’une mission régalienne. En tant que maires en charge de l’organisation des élections (mais les maires sont aussi des élus, qui en cette qualité pourraient peut-être intervenir), ces personnes ne disposent donc pas d’un intérêt spécial à intervenir dans le cadre de cette procédure.

L’absence d’intérêt spécial des universitaires pour intervenir

Enfin, la QPC se saurait admettre des interventions visant à faire de celle-ci un débat doctrinal (à la différence du contrôle a priori des lois dans laquelle cette technique s’est beaucoup développée). Les universitaires ne pourront donc, au titre de leurs travaux, intervenir à la procédure. La décision n°2020-834 QPC du 3 avril 2020 est très claire sur ce point : « si M. Léo G. se prévaut de ses travaux universitaires sur la communicabilité des documents administratifs et s’il fait valoir que sa qualité d’enseignant-chercheur le conduit à être en relation avec les étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur en application de la procédure prévue à l’article L. 612-3 du code de l’éducation, ces deux éléments ne sont pas de nature à lui conférer un intérêt spécial à intervenir dans la procédure de la présente question prioritaire de constitutionnalité ».

Hélas pour eux, les universitaires devront donc se contenter de commentaires sur des sites internet et dans des revues scientifiques, et ne pourront sur ce point faire de militantisme au Conseil constitutionnel. En tout cas, au titre de leur seule qualité d’universitaires… car les universitaires sont aussi des électeurs comme les autres, et la question est posée. En espérant, une nouvelle fois, qu’une telle intervention ne serve pas seulement de tribune médiatique.

Conclusion

Au delà de la question de fond de la constitutionnalité de ces QPC, le litige à venir pourrait aussi s’avérer très intéressant pour établir une jurisprudence en matière d’intervention s’agissant des lois électorales. Elle participerait ainsi à la consolidation de la jurisprudence sur les QPC électorales, qui devrait très largement se développer dans les années à venir, poursuivant un mouvement substantiel de constitutionnalisation du droit électoral.

Romain Rambaud