Assez régulièrement, l’institut de sondage IFOP, plus ancien et premier institut de France, accueille une personnalité pour parler de son expérience professionnelle, en rapport avec les activités de l’entreprise.
Nous avons eu l’honneur d’être reçu ce jour par l’IFOP afin de présenter le droit des sondages et les enjeux d’avenir. Une discussion vivante et ouverte à la discussion. Nous tenons à remercier l’IFOP et plus particulièrement son directeur adjoint du département opinion, M. Frédéric Micheau, pour cette rencontre. Il est toujours plaisant et utile, pour un universitaire, d’enrichir son expérience théorique de la pratique, et j’espère que l’inverse est vrai.
Vous trouverez ci-dessous le texte de mon intervention de ce matin, sachant que j’ignore pour le moment si je la reprendrai pour la publier quelque part.
Bonne lecture.
Romain Rambaud
Intervention IFOP – 2 juillet 2013
L’exception culturelle française n’est pas un vain mot, en tout en cas en matière de sondages. Le système français de contrôle est très spécifique, pratiquement unique dans les grands pays développés, car c’est un système de contrôle public spécialisé, pris en charge par une autorité administrative indépendante, la Commission des sondages, dont la seule fonction est de mettre en œuvre une réglementation particulière. Au niveau international, dans les pays anglo-saxons, en Allemagne, les sondeurs s’entendent pour réglementer la profession en fixant des règles et en en organisant la sanction. Dans d’autres pays européens, comme en Italie ou en Grèce par exemple, il existe certes un contrôle public, mais il est pris en charge par l’autorité qui s’occupe de l’audiovisuel et est donc moins spécialisé et moins exhaustif qu’en France. Il existe donc, en France, un véritable droit des sondages.
Celui-ci résulte de la loi n°77-808 du 19 juillet 1977, modifiée à la marge par une loi du 19 février 2002. Cette loi est complétée par deux décrets : un décret du 25 janvier 1978 et un décret du 16 mai 1980.
Cette loi a été adoptée en réaction à l’élection présidentielle de 1974, le Conseil constitutionnel, dans ses observations sur l’élection, ayant lui-même appelé à l’adoption, au minimum, d’une autorégulation. A l’époque, au mois de mai, 16 sondages avaient été publiés en 24 jours : c’était du jamais vu, et le résultat final, entre Giscard et Mitterrand, était particulièrement serré. Des sondages locaux avaient également été publiés postérieurement lors des élections municipales de 1977 : c’était la première fois que les résultats de sondages étaient traités différemment des autres informations, alors que certains de ces sondages locaux, notamment à Paris, semblaient de fabrication douteuse. Plusieurs propositions de loi furent alors déposées, en 1972 puis en 1977. La loi fut finalement adoptée, presque par surprise, lors de la séance du 1er juillet 1977, puis fut promulguée le 19 juillet 1977. C’est donc une loi ancienne qui régit aujourd’hui la matière des sondages électoraux.
Ce dispositif, pendant très longtemps, ne fut guère contesté, et le droit des sondages a évolué, avec la pratique, sans que cela ne fasse grand bruit. À vrai dire, il n’intéressait personne. Mais la situation a aujourd’hui changé, en fait et en droit.
En fait, tout d’abord, l’utilisation des sondages s’est démultipliée dans les années récentes. La France est connue pour être un pays consommateur de sondages, phénomène renforcé par le bruit médiatique permanent et l’accélération de la diffusion des informations. Cette montée en puissance s’est accompagnée d’évolutions institutionnelles majeures, qui ont renforcé le phénomène, au premier titre desquels le quinquennat, lequel a considérablement raccourci le temps politique. L’ouverture des partis politiques, par le biais de l’organisation de primaires ouvertes notamment ou par le choix de candidats sur la base de sondages, a également participé à cette multiplication. Enfin, plus généralement, l’opinion publique acquiert une importance toujours plus grande dans la société : de ce point de vue, la présence de sondeurs dans les médias est devenue très courante, ceux-ci étant d’ailleurs assez souvent requalifiés par les médias de « politologues », ce qui montre bien l’évolution de leur statut.
Les critiques sociologiques classiques des sondages, portées par les partisans de Bourdieu qui soutenait que l’ « opinion publique n’existe pas » (Patrick Champagne, Alain Garrigou, Patrick Lehingue, Nicolas Hubé, notamment), ont finalement trouvé un écho politique. Le plus sensationnel est la prise de position très hostile aux sondages adoptée par Jean-Luc Mélenchon et son avocate, membre du bureau politique du Front de Gauche, Raquel Garrido, lesquels n’hésitent pas à juridiciser l’affaire en saisissant la Commission des sondages, le Conseil d’État et maintenant la Cour européenne des droits de l’homme. Plus discrète fut la réaction des deux sénateurs Jean-Pierre Sueur (Parti socialiste) et Hugues Portelli (UMP) qui décidèrent de s’attaquer à la législation actuelle sur les sondages, la considérant désormais dépassée.
En octobre 2010, ces deux Sénateurs déposèrent un rapport et une proposition de loi dite Proposition de loi sur les sondages visant à mieux garantir la sincérité du débat politique et électoral. Celle-ci fut adoptée par la Haute Assemblée à l’unanimité le 14 février 2011, puis transmise à l’Assemblée Nationale. Par la suite, la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République de l’Assemblée Nationale a, après avoir amendé la proposition de loi transmise par le Sénat, déposé son texte le 1er juin 2011, la proposition de loi étant désormais nommée Proposition de loi sur les sondages visant à mieux garantir la sincérité du débat électoral. Depuis, cette proposition de loi attend toujours d’être discutée en séance plénière. Elle ne figure pas parmi les priorités actuelles du gouvernement. Néanmoins, rien ne dit qu’elle ne sera pas de nouveau discutée, notamment en raison de la position actuelle de son principal promoteur, Jean-Pierre Sueur. Avec le changement de majorité, ce dernier est en effet devenu… président de la Commission des lois du Sénat. Et il tient, idéologiquement, à ce que les sondages soient mieux encadrés.
La problématique liée aujourd’hui au droit des sondages est simple. La loi, lorsqu’elle a été adoptée, respectait un certain équilibre et était représentative d’une certaine conception de la démocratie, et c’est ce qu’il faut expliquer dans un premier temps (I). Toutefois, aujourd’hui, la question se pose de savoir si les faits ont changé au point de voir le droit évoluer, et il faut donc aborder les enjeux actuels du droit des sondages (II).
I. Les équilibres de la loi du 19 juillet 1977
Il convient d’expliquer brièvement le fonctionnement et la logique de la loi du 19 juillet 1977. On abordera les questions suivantes : le champ d’application de la loi de 1977, le contrôle étant réduit aux sondages électoraux publiés (1), le fonctionnement de la Commission des sondages (2), les règles de fond applicables aux sondages (3) et enfin la question de l’interdiction de publier des sondages pendant les élections (4).
1. Le champ d’application de la loi du 19 juillet 1977 : les sondages électoraux publiés
Premier point, il faut bien comprendre, et cela pose question, que la loi est limitée, et donc que l’encadrement juridique est limité, aux sondages électoraux publiés. Ainsi, l’article 1er de la loi vise les « sondages d’opinion ayant un rapport direct ou indirect avec un référendum, une élection présidentielle ou l’une des élections réglementées par le code électoral ainsi qu’avec l’élection des représentants au Parlement européen », ce que l’on a coutume de résumer par la notion de sondage électoral.
Ce champ d’application s’explique simplement en l’état du droit et au regard des caractéristiques de nos démocraties. En effet, la liberté de publier un sondage relève de la liberté d’expression, protégée à la fois par la DDHC et par la CEDH. Tant la Cour de cassation, en 1996 et en 2001, que le Conseil d’État, en 1999, l’ont reconnu : le droit de publier un sondage est protégé par la liberté d’expression. Selon l’article 10§1 CEDH, « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ». Ainsi, il existe non seulement le droit pour le sondeur ou le média de publier des sondages, mais il existe aussi le droit, pour l’opinion, de recevoir les informations qu’elle souhaite.
Par conséquent, les restrictions à cette liberté sont strictement encadrées. Selon l’article 10§2 CEDH, des restrictions peuvent exister à condition qu’elles « constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». Ces fondements ne permettent donc guère de limiter la publication des sondages, car aucun ne paraît justifier une limitation. À une exception près, toutefois. En effet, la jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil d’État ont estimé que relevaient de la catégorie de la « protection des droits d’autrui », au sens de l’article 10§2 CEDH, la sincérité du scrutin et la liberté du suffrage. En somme, il est possible de limiter la liberté de publier des sondages sur le fondement de l’élection elle-même.
C’est pour cette raison que, juridiquement, il n’est possible de limiter la liberté de publier des sondages qu’en ce qui concerne la publication de sondages électoraux. La notion de sondage électoral publiée permet quand même une certaine fluidité :
– Ainsi, concernant la publication, la Commission des sondages considère que le support ne compte pas et que les sondages qui ont été publiés, alors qu’ils n’étaient au départ pas destinés à l’être, tombent automatiquement dans le champ de son contrôle. Le critère de la publication est « purement objectif ». Est ainsi considéré comme ayant fait l’objet d’une publication un sondage porté à la connaissance du public et non réservé à un groupe limité de personnes, critère considéré comme rempli dès lors que le sondage connaît un nombre indéterminé de destinataires.
– De même, concernant le rapport à l’élection, il y a là aussi une certaine souplesse. Aujourd’hui, la Commission contrôle tous les sondages ayant un rapport direct ou indirect avec une élection : sondages d’intention de vote, sondages relatifs aux élections primaires internes aux partis politiques dès lors que ces dernières visent une élection régie par le Code électoral, sondages relatifs aux qualités pour exercer les fonctions présidentielles, ou encore sondages portant sur une question résumant le débat électoral.
Néanmoins, il n’est pas possible d’aller au delà, c’est-à-dire de contrôler les sondages non publiés et les sondages qui sont seulement politiques. La question du contrôle des sondages politiques est d’ailleurs une question importante qui fait actuellement l’objet de discussions.
2. Le fonctionnement de la Commission des sondages
Particularité française, le droit des sondages est mis en œuvre par une institution, qui est une autorité administrative indépendante, spécialisée dans la seule question du contrôle des sondages : la Commission des sondages. Le droit français est donc un modèle de régulation publique spécialisée.
En vertu de l’article 5 de la loi de 1977, il « est institué une commission des sondages chargée d’étudier et de proposer des règles tendant à assurer dans le domaine de la prévision électorale l’objectivité et la qualité des sondages publiés ». Bien qu’elle n’ait pas été qualifiée comme telle par la loi de 1977, la Commission des sondages est une autorité administrative indépendante, comme en attestent ses modalités de composition et le régime d’incompatibilité mis en place.
La Commission est ainsi composée de magistrats : trois membres du Conseil d’État (sachant que le président de la Commission des sondages est forcément un Conseiller d’État, et qu’il s’agit aujourd’hui de Mme Marie-Ève Aubin), trois membres de la Cour de cassation, et trois membres de la Cour des comptes, et depuis la loi de 2002, deux personnalités qualifiées en matière de sondages (qui sont aujourd’hui M. Richard Ghevontian, Professeur des universités, spécialisé en droit constitutionnel et électoral, et Mme Françoise Maurel, inspectrice générale de l’Institut national de la statistique et des études économiques). Du point de vue opérationnel, le travail de la Commission est largement assuré par un secrétaire général (Mattias Guyomar, Conseiller d’État en vue). Elle dispose d’un secrétariat permanent (Jean-Pierre Pillon) et fait aussi appel à des experts extérieurs pour les aspects statistiques.
Selon l’article 8 de la loi de 1977, la Commission des sondages a « tout pouvoir pour vérifier que les sondages tels que définis à l’article 1er ont été réalisés et que leur vente s’est effectuée conformément à la loi et aux textes réglementaires applicables ». Concrètement, les choses se passent de la manière suivante :
Après s’être déclarés, puisque l’article 7 de la loi oblige les instituts qui veulent publier des sondages électoraux à adresser préalablement à la Commission une déclaration par laquelle ils s’engagent à respecter les dispositions de la loi, les instituts doivent envoyer, pour chaque sondage réalisé, une notice (un rapport) complet sur le sondage « avant la publication ou la diffusion de tout sondage », en vertu de l’article 3 de la loi de 1977.
La notice d’information prévue par la loi doit contenir l’objet du sondage, la méthode selon laquelle les personnes interrogées ont été choisies, le choix et la composition de l’échantillon, les conditions dans lesquelles il a été procédé aux interrogations, le texte intégral des questions posées, la proportion des personnes n’ayant pas répondu à chacune des questions, les limites d’interprétation des résultats publiés et s’il y a lieu, la méthode utilisée pour déduire les résultats de caractère indirect lorsque ceux-ci sont publiés, c’est-à-dire pour le dire autrement la méthode de redressement des résultats bruts. Cette liste n’est pas limitative, puisque la Commission peut obtenir sur demande toute autre information, et elle a réussi au cours du temps à obtenir l’ensemble des éléments de fabrication du sondage.
La Commission des sondages va alors opérer, sur la base de cette notice, un contrôle du sondage. Il faut noter que le décret du 25 janvier 1978 dispose que la Commission peut soit se saisir d’office, soit être saisie par une demande adressée à son secrétariat par lettre recommandée avec demande d’avis de réception dans les cinq jours de la publication ou de la diffusion d’un sondage. La Commission des sondages opère sur cette base un contrôle systématique de tous les sondages dont on lui envoie la notice, et peut procéder à un contrôle sur la demande d’un tiers au cas où un sondage électoral aurait été publié sans qu’on l’en avertisse. Le contrôle est donc automatique.
Après avoir effectué son contrôle, la Commission des sondages dispose de plusieurs pouvoirs :
– En premier lieu, la Commission des sondages privilégie le dialogue avec les instituts de sondage et la presse plutôt que l’utilisation de ses instruments coercitifs. La Commission adresse donc plus facilement aux instituts de sondage des lettres d’observations, voire procède par le biais de contacts téléphoniques ou de réunions informelles, plutôt qu’elle n’utilise de mises au point. Ces contacts permanents de la Commission, considérés par elle comme satisfaisants, permettent de mettre en œuvre une action préventive et donc d’améliorer la qualité des sondages sans porter atteinte à la liberté d’expression ; dès lors, il s’agit de la forme d’intervention qui a la préférence de la Commission des sondages.
– En deuxième lieu, la Commission des sondages dispose du pouvoir de faire des mises au point, prévues par l’article 9 de la loi de 1977, c’est-à-dire d’obliger les médias à publier des communications destinées à alerter l’opinion publique sur le fait que le sondage a été mal réalisé. Elle peut même aller jusqu’à faire programmer et diffuser, à tout moment, ces mises au point par les sociétés nationales de radiodiffusion et de télévision. Ces décisions sont en principe notifiées et publiées, transmises aux agences de presses, et susceptibles de recours en excès de pouvoir devant le Conseil d’État dans un délai de cinq jours à compter de la notification de la décision. C’est le principal instrument coercitif à la disposition de la Commission des sondages, et il est assez dissuasif pour les instituts.
– En troisième lieu, enfin, en vertu de l’article 12 de la loi de 1977, la plupart des dispositions du droit des sondages électoraux sont sanctionnées pénalement, par une amende de 75000 euros. Toutefois, les sanctions pénales sont rarissimes.
3. Les règles de fond du contrôle de la Commission des sondages
La Commission des sondages fait respecter un nombre important de règles de fond, contenues notamment dans le décret du 16 mai 1980 mais qui résultent surtout de la pratique. Elle contrôle ainsi les éléments suivants :
– Tout d’abord, la Commission contrôle la représentativité de l’échantillon. La Commission vérifie ici des règles aussi diverses que l’inscription des personnes interrogées sur les listes électorales, la représentativité par sexe, catégorie socioprofessionnelle, ou par zone géographique, l’absence de ré-interrogation trop régulière du même panel, l’existence d’un redressement politique par souvenir de vote, qui est obligatoire selon la jurisprudence de la Commission des sondages (on y reviendra). La Commission vérifie également la taille de l’échantillon, dont le seuil critique varie selon les enquêtes, et l’utilisation des sous-échantillons extraits de sondages.
– Ainsi, la Commission opère un contrôle des méthodes de redressement des échantillons. Depuis une mise au point de 1995, le redressement politique est obligatoire, car les chiffres bruts n’ont aucune valeur. Le redressement politique doit être au minimum opéré par souvenir de vote. Néanmoins, en la matière, le contrôle de la Commission des sondages est restreint : elle considère qu’elle doit respecter la marge d’appréciation des instituts et se refuse en principe à imposer des critères uniques, ce qui permet aux instituts d’intégrer des éléments politologiques pour faire leurs redressements. Elle opère ici un contrôle de l’erreur manifeste et vérifie l’« impératif général de cohérence méthodologique ». Cela implique certaines règles, notamment celle de fixer, pour les redressements, des fourchettes et de désigner une colonne de référence. Tous les candidats doivent être redressés conformément à cette colonne, et il est possible d’en sortir mais à la seule condition de pouvoir l’expliquer à la Commission des sondages.
– Également, la Commission contrôle les questions posées. Elle contrôle la formulation des questions (non ambigües, non orientées), l’ordre des questions, le respect des règles sur les candidats qu’il est possible de tester ou non en fonction de la proximité de l’élection, le respect des règles sur l’articulation entre le premier et le second tour (interdiction des sondages de second tour secs, obligation de prendre en compte les résultats du premier tour pour construire le sondage de second tour, etc.).
– Enfin, la Commission des sondages encadre également les modalités de publication et d’interprétation du sondage. En effet, le contrôle du sondage électoral ne porte pas uniquement sur le sondage en lui-même, mais aussi sur la façon dont il est publié ou diffusé et plus généralement sur la façon dont il est utilisé. Outre la présence des mentions obligatoires devant être publiées (nom de l’institut, caractéristiques de l’échantillon, dates, possibilité de consulter la notice, etc.), la Commission vérifie que les résultats du sondage ne sont pas manipulés ou altérés lors de leur publication et la Commission a posé un principe, l’« impératif de précaution dans la présentation des résultats », dont la mise en œuvre est toutefois délicate en pratique.
4. L’interdiction de la publication des sondages électoraux
Enfin, il faut dire quelques mots de l’interdiction de la publication des sondages et des résultats :
– D’une part, l’article 11 de la loi de 1977 interdit de publier des sondages électoraux la veille et le jour du scrutin jusqu’à la fermeture des bureaux de vote, depuis 2002. Le délai était d’une semaine avec la loi de 1997. Toutefois, la Cour de cassation a censuré ce délai par trois arrêts du 14 septembre 2001 sur le fondement de l’article 10 CEDH, le législateur ayant alors choisi d’aligner la durée d’interdiction sur celle, plus générale, de la propagande électorale. La sanction est une sanction pénale de 75000 euros d’amende.
– D’autre part, ce qui est nettement différent, l’article L. 52-2 du Code électoral interdit la diffusion de résultats avant la fermeture des bureaux de vote. La sanction prévue est de 3750 euros d’amende.
Le panorama du droit des sondages est donc celui-ci. Son équilibre actuel est toutefois remis en cause sur certains points, qui font l’objet de discussion : il faut donc discuter des enjeux actuels du droit des sondages.
II. Les enjeux actuels du droit des sondages
Plusieurs points sont aujourd’hui discutés, qu’ils s’imposent d’eux-mêmes ou qu’ils aient été mis en valeur par la récente proposition de loi Sueur et Portelli. Les questions que nous avons de choisi de traiter sont au nombre de 5 : l’extension du champ de contrôle de la Commission (1), la transparence (2), l’étendue du contrôle de la Commission des sondages (3), l’accompagnement médiatique du sondage (4) et enfin l’interdiction de la publication des sondages (5).
1. La question de l’extension du champ d’application du droit des sondages… et des temps de parole des candidats
La première question est ici celle de savoir si, au regard de la multiplication des sondages dans les médias, il conviendrait d’étendre le contrôle de la Commission des sondages aux sondages politiques et non seulement aux sondages électoraux.
La volonté d’étendre le contrôle des sondages à l’ensemble des sondages politiques est une question ancienne. Déjà, au cours du débat parlementaire ayant donné lieu à l’adoption de la loi de 1977, un sous-amendement prévoyant d’étendre le champ d’application de la loi à « tous les sondages à caractère politique » avait été déposé, mais avait été rejeté. Par la suite, certaines propositions de loi ont également cherché à mettre en avant la notion de « sondages politiques », mais celles-ci n’ont jamais abouti. La possibilité d’étendre le contrôle à l’ensemble des sondages politiques a été de nouveau proposée par les sénateurs Portelli et Sueur dans leur proposition de loi. L’article 1er de la loi serait ainsi modifié : « Sont régis par la présente loi les sondages publiés, diffusés ou rendus publics, portant sur des sujets liés au débat politique ou électoral ». Cependant, force est de constater que la volonté d’étendre le contrôle à l’ensemble des sondages politiques s’est heurtée à l’Assemblée. En effet, dans sa propre proposition de loi, l’Assemblée Nationale a retenu la formulation suivante de l’article 1er : « Sont régis par la présente loi les sondages publiés, diffusés ou rendus publics, portant sur des sujets liés au débat électoral ». Une nouvelle fois, la tentative d’étendre le contrôle des sondages électoraux aux sondages politiques a donc échoué.
Cette solution s’explique juridiquement, ainsi qu’on l’a vu, par la protection des sondages par la liberté d’expression et par l’absence de fondement, hormis l’élection, au contrôle juridique des sondages.
Toutefois, la situation pourrait changer, en raison d’un point extrêmement important, quoique méconnu, du droit positif et qui concerne au premier chef les sondages. C’est un changement lié aux règles déterminant le temps de parole des candidats pendant les élections. Dans sa recommandation n° 2011-3 du 30 novembre 2011 à l’ensemble des services de radio et de télévision concernant l’élection du Président de la République, le CSA a décidé de mettre en place trois périodes : une première période allant du 1er janvier 2012 jusqu’à la veille du jour de la publication au Journal officiel de la liste des candidats établie par le Conseil constitutionnel, une seconde période allant du jour de cette publication jusqu’à la veille de l’ouverture de la campagne électorale, et enfin la période de la campagne proprement dite, et ce système a été validé par le Conseil d’État au contentieux.
Durant la première période, et partiellement durant la seconde, le CSA applique un principe d’équité. Le temps de parole est alors fondé sur la « représentativité » du candidat, qui est elle même déterminée en fonction de plusieurs critères : les résultats obtenus par le candidat ou les formations politiques qui le soutiennent aux plus récentes élections, la dynamique de la campagne, l’impact électoral des sujets soulevés par tel ou tel candidat et, l’on souligne, les indications d’enquêtes d’opinion. En France, ce sont donc bien les sondages qui ont déterminé, pendant la campagne présidentielle de 2012, les temps de parole respectifs des candidats, au moins pendant les deux premières périodes, c’est à dire jusqu’à la campagne électorale stricto sensu. Un mouvement de fond, donc, qui donne aux sondages une importance politique absolument fondamentale et une importance juridique jamais atteinte !
La question est complexe, et le problème de la légitimité de la solution se pose bien entendu. On peut en discuter. Elle pourrait en tout cas entraîner une évolution en ce qui concerne le droit des sondages. Car si cette règle s’installe et que les temps de parole sont fondés sur toutes les enquêtes d’opinion, le contrôle de la Commission des sondages pourrait s’étendre à tous les sondages politiques, y compris aux baromètres de popularité ou aux sondages portant sur des questions politiques, si celles-ci déterminent une dynamique de campagne, car dans ce cas il y aurait un rattachement aux élections. Pour le moment, les règles du CSA et de la Commission des sondages ne sont pas claires, mais cela pourrait être le mouvement à venir. Question à suivre.
D’ailleurs, un contrôle des sondages politiques n’est pas en soi inenvisageable. En effet, les termes du débat sont mal posés car on cherche à étendre le régime de la loi de 1977 en l’état à l’ensemble des sondages politiques, ce qui n’est pas possible car le régime de la loi de 1977 est trop poussé. Cependant, rien n’interdit de faire preuve d’innovation, en imaginant un régime spécifique pour les sondages politiques. Ce contrôle serait plus limité que celui des sondages d’intention de vote, fondé sur l’auto-saisine de la Commission et non sur un envoi systématique de la notice, visant surtout à garantir qu’il n’y ait pas de détournement de l’opinion publique par le biais de ce type d’enquêtes.
2. La transparence
Il s’agit sans doute là de l’enjeu d’avenir le plus important du droit des sondages, car il manifeste de manière éclatante de quelle manière le droit des sondages doit trouver un nouvel équilibre dans le cadre du passage d’une démocratie classique, libérale et représentative, à une démocratie nouvelle, délibérative, continue, dans laquelle les citoyens ont une exigence de transparence accrue. Question particulièrement controversée, certains sondeurs y étant favorables, d’autres au contraire très opposés.
De ce point de vue, le problème principal résulte d’une pratique de la Commission des sondages elle-même. En effet, la Commission des sondages a développé un système de double notice. En principe, en vertu de l’article 3 de la loi de 1977, toute personne a le droit de consulter la notice du sondage et d’en recevoir copie par courrier ou par voie électronique. Toutefois, les notices données aux simples citoyens sont très succinctes et ne comprennent pas les informations sensibles, notamment les marges d’erreur ou les critères de redressement. Cette pratique, très contestable, a été validée par le Conseil d’État lui-même dans l’arrêt Mélenchon du 8 février 2012. Le Conseil d’État a certes considéré que la notice du sondage déposée auprès de la Commission des sondages constituait un document administratif, par conséquent librement communicable, voire réutilisable… sous réserve du secret des affaires, que le Conseil d’État s’est bien gardé de définir !
La faible transparence du système français tranche avec les autres systèmes de droit des sondages, qu’il s’agisse de l’ESOMAR, des systèmes anglo-saxons où les notices sont plus développées, ou du système italien où toutes les notices des sondages sont disponibles sur un site internet de la présidence du Conseil.
La proposition de loi Sueur et Portelli proposait de renforcer cette transparence en prévoyant les évolutions suivantes :
– 1er point : rendre accessible les notices sur demande et pourquoi pas en ligne, sur le site de la Commission des sondages.
– 2nd point : les Sénateur prévoyaient la publication des « marges d’erreur des résultats publiés ou diffusés, le cas échéant par référence à la méthode aléatoire » venant remplacer la formulation précédente, à savoir les « limites d’interprétation des résultats publiés ». En pratique cette évolution législative n’est plus nécessaire, les marges d’erreur étant très souvent publiées dans les notices rendues disponibles par les sondeurs en ligne.
– 3ème point : concernant la question de la publication des bruts et des redressements, le Sénat ne prévoyait pas la publication des bruts mais au moins des méthodes de redressement. Les sénateurs avaient ainsi prévu de remplacer la mention figurant précédemment dans la loi, à savoir « s’il y a lieu, la méthode utilisée pour en déduire les résultats de caractère indirect ou qui seraient publiés », par la formule suivante : « s’il y a lieu, les critères précis de redressement des résultats bruts du sondage ». Cependant, l’Assemblée avait sur ce point reculé. En effet, le mot « précis » a été retiré du texte, de sorte que la proposition de loi ne dispose plus aujourd’hui que la notice précise « s’il y a lieu, les critères de redressement des résultats bruts du sondage » ce qui pourrait permettre un maintien de la pratique actuelle consistant à ne pas diffuser les méthodes de redressement.
La question reste donc controversée et la réponse viendra aujourd’hui, ce qui n’est peut-être pas satisfaisant… d’une autorité administrative, et plus précisément, de la CADA. En effet, on ne saura juridiquement, en l’absence de loi, jusqu’où va la transparence que lorsque quelqu’un, confronté au refus de la Commission des sondages, se décidera à saisir la CADA puis éventuellement le Conseil d’État, ce que personne n’a encore jamais fait. C’est donc, aussi, une affaire à suivre.
Enfin, il faudrait penser à améliorer la transparence… de la Commission des sondages elle-même. Celle-ci cultive en effet une culture du secret qui ne semble pas pertinente au regard de sa mission dans l’espace public
3. L’étendue du contrôle de la Commission des sondages
Une autre question, qui pose problème ou posera problème dans l’avenir, est celle de l’étendue du contrôle de la Commission. On peut ici penser au timing du contrôle ainsi qu’à son étendue au fond.
Du point de vue du timing, en effet, le contrôle de la Commission se fait aujourd’hui en principe après la publication, même si elle reçoit en amont la notice. Ce point a posé problème avec la réforme proposée par les Sénateurs. En effet, la proposition de loi de 2010 prévoyait que « [d]ans le mois précédant un scrutin, la commission des sondages peut présenter des observations quant à la méthodologie d’élaboration d’un sondage tel que défini à l’article 1er ; ces observations accompagnent la publication ou la diffusion de ce dernier. Elles sont présentées comme émanant de la commission ». Cette disposition aurait permis à la Commission des sondages de procéder à un contrôle des sondages a priori. Très contestée au nom de la liberté d’expression, l’Assemblée Nationale a préféré l’abandonner. Et c’est effectivement une solution heureuse, le droit comparé démontrant de ce point de vue que la France est déjà le système qui opère le contrôle le plus en amont.
Ce point rejoint un autre problème, celui de l’étendue du contrôle que la Commission des sondages doit opérer. On touche là un problème théorique important. La Commission des sondages a en effet tendance à se théoriser elle-même, de plus en plus, non pas comme une autorité de police classique mais comme une autorité de régulation. Or, cela signifie qu’elle ne se voit pas uniquement comme une autorité chargée de poser des bornes à la liberté, mais comme une autorité chargée de réguler, de définir les règles, voire une certaine forme de concurrence, dans le secteur. Cette évolution est-elle souhaitable, ou faut-il laisser davantage de liberté aux instituts ?
La liberté est la position officielle de la Commission des sondages, qui autorise les éléments politologiques, par exemple, les redressements qualitatifs, sous réserve du respect du caractère scientifique du sondage. En principe, en tout cas. L’affaire récente de la mise au point YouGov du 21 juin 2013 est intéressante. Le 13 juin a été diffusé sur I>Télé et le Huffington Post français un sondage réalisé par l’institut YouGov (un institut anglais) portant sur élections européennes. Ce sondage a fait l’objet d’une mise au point très sévère sur trois points : la constitution de l’échantillon ne vérifiait pas l’inscription sur les listes électorales, la question d’intention de vote était précédée d’autres questions politiques, et enfin, il résultat « des déclarations faites à la commission par les représentants de l’institut YouGov que les données recueillies auprès des personnes interrogées ont fait l’objet d’une correction à partir d’éléments extérieurs à l’enquête de sorte que les résultats publiés ne sont pas cohérents avec les données qui en sont issues ».
Cette mise au point est intéressante car elle marque très nettement le contrôle méthodologique par la Commission des sondages sur d’autres méthodes, ici, pourquoi pas, des méthodes anglaises : c’est en partie la position de YouGov. Est-ce légitime au fond ? Le débat théorique entre police et régulation se pose donc.
La question n’est pas anodine. Lorsque les sondages online ont commencé, la Commission des sondages était réticente et les instituts ont donc du… négocier. Est-ce normal de devoir négocier ses méthodologies avec la Commission ? La question reste ouverte
4. L’accompagnement médiatique du sondage
L’encadrement de la publication du sondage électoral est sans doute aujourd’hui l’un des maillons faibles du droit des sondages électoraux. Le risque causé par l’utilisation des sondages résulte peut-être moins de leur réalisation par les instituts de sondage, qui semblent plutôt bien respecter aujourd’hui les principes posés par la Commission des sondages, que de leur utilisation par les médias. C’est ce qu’il ressort des travaux de certains politologues et de sondeurs et la Commission des sondages a fait sienne cette position.
Aujourd’hui, mis à part le contrôle de l’altération du sondage et le contrôle de la prudence dans l’interprétation, qui sont en pratique très faiblement mis en œuvre, il n’existe aucun dispositif en droit français. Cette position tranche d’ailleurs avec l’ensemble des systèmes voisins : cette question est fondamentale dans le guide ESOMAR/WAPOR, qui promeut un outil original, la contractualisation : l’institut de sondage et le client doivent se mettre d’accord en amont, lors de la conclusion de leur contrat, sur les modalités de publication du sondage. Le modèle anglo-saxon est tout entier tourné vers l’amélioration de la publication des sondages : les autorités d’autorégulation ont édicté des principes pour faire en sorte que les informations adéquates soient données au public, et les instituts ont l’obligation de donner davantage d’informations sur demande. En Grèce, et c’est un système très intéressant pédagogiquement, la conclusion du sondeur doit accompagner la publication du sondage dans le média. La question se pose de savoir s’il ne faudrait pas promouvoir ces outils en France.
5. L’interdiction de la publication des sondages
Enfin, l’interdiction de publier des sondages a suscité lors des dernières élections une vive polémique, suite à un certain nombre de déclarations de journaux étrangers, notamment belges et suisses, ayant fait part de leur intention de dévoiler les résultats avant l’heure, déclaration reprise par certains journaux français, notamment Libération. À ces menaces se sont ajoutées des considérations techniques propres à l’époque : l’influence des réseaux sociaux. À ces éléments s’est enfin ajoutée une intervention inattendue du président de la République-candidat à sa réélection, qui s’est prononcé publiquement pour ne pas appliquer la loi interdisant les estimations de vote avant 20 heures, considérant que cette règle était désuète.
La polémique a donc jeté un trouble dans les esprits avant le 1er tour, au point que la Commission des sondages a fait le choix d’une exposition médiatique sans précédent afin de rappeler à la loi, d’expliquer sa rationalité et de menacer de la sanctionner, mettant en place des dispositifs inédits pour s’assurer de son application, notamment en demandant aux instituts des engagements ne pas publier des sondages de sorties des urnes.
L’interdiction peut être contestée, au nom de la liberté d’expression, mais elle peut aussi être justifiée par un équilibre conceptuel : respecter une période de silence avec les élections, utile comme on peut le voir dans certains pays, comme la Tunisie.
Par ailleurs, cette interdiction répond à des considérations pratiques :
– D’une part, en effet, la possibilité de réaliser des sondages la veille et le jour du scrutin et/ou la possibilité de donner les estimations de résultats à partir de 18h30 poseraient des problèmes de fiabilité et de contrôle des informations ainsi divulguées.
– D’autre part, la diffusion de sondages ou d’estimations de résultats avant la fermeture des derniers bureaux de vote pose problème au regard des règles du Code électoral. En effet, celles-ci interdisent à tout candidat de « porter à la connaissance du public un élément nouveau de polémique électorale à un moment tel que ses adversaires n’aient pas la possibilité d’y répondre utilement avant la fin de la campagne électorale ». Cette règle, ajoutée aux autres qui interdisent de manière générale la propagande la veille et le jour du scrutin, s’accommoderait mal de la publication de sondages et/ou d’estimations la veille et le jour du scrutin, de sorte qu’elle entraînerait sûrement une modification des pratiques contraires à l’esprit de la loi et donc un bouleversement de l’équilibre qui a été trouvé.
Néanmoins, pour que l’interdiction puisse être effective et éviter les fuites, il faudrait harmoniser les horaires de fermeture des bureaux de vote. Le Conseil constitutionnel s’est prononcé en faveur d’une telle modification à plusieurs reprises, à l’instar de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale, position reprise par le rapport de la Commission Jospin. Une fermeture homogène des bureaux vers 19 heures serait sans doute la solution préférable autant qu’un compromis réalisable. En effet, il ne faudrait pas qu’une fermeture trop tardive des bureaux de vote entraîne des effets pervers, notamment ne conduise les instituts à réutiliser, dans la journée, des sondages de sortie des urnes.
En définitive, le droit des sondages a donc un bel avenir, et il ne fait guère de doutes que ces questions reviendront sur le devant de la scène à mesure que les élections présidentielles de 2017 se rapprocheront.