Les développements récents autour de l’organisation potentielle d’un référendum en Angleterre, et les réactions, difficiles à mesurer, de l’opinion publique suite à cette annonce, sont l’occasion de relancer les réflexions sur la construction de la Nation européenne et, comme part fondamentale de ce débat, sur la place de l’opinion publique dans la construction de cette Nation.
De ce point de vue, il semble que l’instrument Eurobaromètre, fort méconnu mais développé par la Commission européenne et le Parlement européen depuis maintenant 40 ans, devrait être mieux utilisé afin d’analyser les idées des citoyens européens voire convaincre de l’importance de l’Union européenne pour chacun de ses Etats-membres ainsi que pour l’idéal commun de justice et de prospérité.
La question peut être posée, et l’hypothèse retenue : l’opinion publique européenne peut-elle être considérée et utilisée comme les prémices de la construction d’une Nation commune et unique ?
Eurobaromètre : l’analyse de l’opinion publique européenne, outil de travail des institutions européennes
C’est un fait trop négligé, notamment des médias et de la société civile. L’opinion publique européenne fait l’objet d’une analyse continue par des instruments qui présentent de grandes qualités du point de vue méthodologique. Les institutions européennes, et dans une grande transparence, s’intéressent de très près aux évolutions de l’opinion publique européenne.
Tout d’abord, la Commission européenne procède, et ce depuis 1973, à un suivi régulier de l’opinion publique européenne, à travers un outil appelé Eurobaromètre. Un site internet est même dédié à ce suivi. Ces outils permettent de procéder à des analyses extrêmement poussées sur de très nombreuses questions. Ces études peuvent en outre être réutilisées à des fins non commerciales, dès lors que les sources sont mentionnées.
Il existe ainsi quatre baromètres différents :
- L’Eurobaromètre standard, qui a été crée en 1973. Il s’agit d’études complètes de l’état de l’opinion publique en Europe sur des questions extrêmement diverses, portant notamment sur les thématiques européennes. On compte ainsi, depuis sa création, 78 rapports portant sur l’état complet de l’opinion publique. Du point de vue méthodologique, ces étendues sont réalisés par face à face et portent en général sur un échantillon de 1000 personnes par Etat-membre. Les enquêtes sont menées entre 2 et 5 fois par an, et les rapports sont publiés deux fois par an. Le dernier en date a été publié en décembre 2012.
- Les rapports Eurobaromètres spéciaux, qui sont basés sur des études approfondies thématiques réalisées pour divers services de la Commission européenne ou d’autres institutions de l’UE et sont intégrés dans les vagues de sondages Eurobaromètre Standard.
- Les rapports Eurobaromètres flash, qui sont des entretiens téléphoniques ad hoc thématiques réalisés à la demande de tout service de la Commission européenne. Ils permettent à la Commission d’obtenir des résultats relativement rapidement si nécessaire et de se concentrer sur des groupes cibles spécifiques. Ils démontrent que le sondage de l’opinion publique est considéré comme une part intégrante, et assumée, du travail de la Commission.
- Les études qualitatives, enfin, qui étudient en profondeur les motivations, les sentiments, les réactions de groupes sociaux choisis à l’égard d’un sujet donné ou d’un concept, en écoutant et analysant leur façon de s’exprimer dans des groupes de discussion ou d’entretiens non-directifs. Ces études sont également disponibles sur le site dédié.
C’est donc à une étude très poussée de l’opinion publique européenne que procède la Commission avec cet outil qui existe depuis près de 40 ans aujourd’hui, et qui semble effectivement très utile, d’autant que la Commission a pris soin, pour certaines problématiques telles que l’Euro, l’élargissement ou la Constitution européenne, de regrouper l’ensemble des résultats donnés par les Eurobaromètres.
Par ailleurs, la Commission européenne n’est pas la seule institution à avoir recours massivement aux sondages d’opinion. C’est également le cas du Parlement européen, qui dispose d’un espace dédié sur son site internet. Notamment, un intéressant baromètre sur les européens et la crise a été réalisé en mars 2012.
Les institutions européennes utilisent donc assez largement les sondages afin de mieux comprendre les attentes des citoyens et de mieux répondre à leurs aspirations dans la vie politique. Au passage, on peut noter par contraste le retard de la France sur ses questions, alors que la commande publique de sondages est chez nous davantage associée à l’affaire des sondages de l’Elysée qu’à la transparence et la démocratie délibérative. Mais ceci est une autre question.
La démarche européenne est en tous cas une démarche intéressante qu’il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire de sortir d’une approche purement technique afin de lui fournir un corps théorique et politique, c’est à dire s’en servir comme outil de construction d’une Nation en devenir.
De l’opinion publique à la Nation : la construction progressive d’un destin commun
L’étude massive de l’opinion publique doit sortir de son tropisme technique. C’est à dire que, mieux que prise comme une source précieuse d’informations pour construire des politiques, elle doit être envisagée comme un outil permettant de poser les prémices de la construction d’une Nation européenne.
Sur ce point, les positions classiques des théories constitutionnelles françaises, qui consacrent les concepts de Souveraineté Nationale et de Souveraineté Populaire, mais ne font guère état de la notion d’opinion publique, sont sans doute à revoir. Certes, l’opinion publique n’est pas la Nation, mais elle participe de ses prémices autant qu’elle permet de la dépasser dans ce qu’elle a d’artificiellement unanime.
Certes, nous devons être à la recherche d’un commun, mais nous ne devons pas oublier que ce commun part de la diversité, diversité qui, il ne pourrait en être autrement en Europe, devra se maintenir sous une autre forme une fois l’idée commune suffisamment achevée. L’Europe ne sera jamais un Etat unitaire. Faut-il alors concevoir différemment les théories de la Souveraineté ?
La révolution française reste une bonne illustration de cette idée générale. Les références à l’opinion publique sont en effet très nombreuses, au moins dans les discours des révolutionnaires, et il ne fait nul doute que l’opinion publique a participé, selon une manière qu’il faudra préciser et en se méfiant des anachronismes, de la création de la Nation française. Si l’on raisonne par analogie, le débat sur la construction d’une opinion publique européenne participe donc du débat sur la création d’une Nation unique, y compris dans le cadre d’un Etat fédéral. C’est le passage de l’un à l’autre qu’il faut incarner.
Plutôt que de subir les manifestations discontinues des mécontentements sur l’Europe, à coups de référendums dont le résultat n’est parfois guère lié à leur objet, l’étude, la valorisation et l’incarnation de l’opinion publique européenne peuvent constituer un chemin de construction de la Nation européenne, partie intégrante de cette démocratie délibérative qui semble être la seule voie possible à emprunter pour continuer à construire l’Europe sans prétendre pouvoir le faire sans l’assentiment des peuples.
L’opinion publique a pour elle l’avantage d’assumer que la Nation n’est pas encore donnée ; que la Nation peut être multiple et complexe ; mais que cette Nation peut naître de la convergence des idées et sentiments puis la dépasser pour donner naissance à une entité collective complexe. L’opinion publique est donc un concept qui permet temporairement de dépasser les difficultés intellectuelles qui aujourd’hui nous bloquent dans la construction de l’Europe. L’étude et l’incarnation de l’opinion publique européenne constituent donc l’une des voies à privilégier dans la construction d’un idéal commun.
C’est dans cet état d’esprit, notamment, que la Fondapol publie depuis une dizaine d’année la revue annuelle l’Opinion européenne, dont le 14ème numéro paraîtra en avril. Dans cette optique, également, que Délits d’opinion a décidé de dédier une partie de son site à l’analyse des résultats des Eurobaromètres publiés, afin de mettre en avant des résultats qui, sans aucun doute, ne sont pas assez mis en avant aujourd’hui.
Il faut donc penser aujourd’hui l’opinion publique comme une figure de proue de la construction de l’Union européenne. Une telle perspective permettrait sans doute de dépasser les limites du système représentatif en Europe, levant par là une partie non négligeable des reproches qui lui sont adressés, tout en évitant de tomber dans les risques du référendum, que l’on peut craindre pratiquement mais que l’on ne peut refuser théoriquement. Non suffisant, sans doute. Nécessaire, assurément.
Romain Rambaud