Le droit des sondages est par nature étroitement lié au droit constitutionnel, et doit donc s’analyser dans le cadre du contexte juridique et institutionnel du pays dans lequel les sondages sont effectués, ce qui rend exigeante leur analyse et leur compréhension du point de vue de l’étranger. C’est ce que l’on constate notamment avec l’exemple américain de l’actuelle campagne électorale qui oppose Barack Obama et Mitt Romney.
Pendant longtemps, il n’y a pas eu d’attention particulière en France portée sur les sondages de l’élection présidentielle américaine parce que Barack Obama apparaissait largement en avance et, vu d’Europe et particulièrement de notre pays, où les démocrates bénéficient traditionnellement de davantage de compréhension que leurs opposants, ce résultat semblait satisfaire tout le monde et n’était donc guère interrogé.
Comme on le sait, la donne a toutefois changé suite au premier débat télévisé, qui a vu Mitt Romney battre Barack Obama et revenir en flèche dans la course, voire passer devant – il semble donc, contrairement à la tradition française, que le débat entre candidats ait, là-bas, un véritable impact, mais c’est un autre sujet. Depuis, les sondages nationaux, que la presse française relaie largement, donneraient les deux candidats au coude à coude.
L’occasion de nous pencher sur ces sondages afin d’en produire une analyse : la première analyse de droit des sondages comparé du présent blog, ici réalisée bien entendu avec une très grande modestie, dans l’attente de l’intégration du droit comparé dans la seconde édition de notre ouvrage. Il ne pouvait en aller autrement : cette première analyse de droit comparé ne pouvait être que consacrée aux Etats-Unis.
Une première tentative en tout cas tout à fait intéressante qui présage de passionnantes recherches et de la validité du programme de construction d’un droit des sondages électoraux.
L’élection présidentielle américaine à travers les sondages : Romney gagne les suffrages populaires mais Obama gagne les élections
Le Monde a publié plusieurs articles très intéressants sur les sondages américains, dont le plus récent, paru dans son édition du 23 octobre, permet de comparer les différents sondages américains publiés ces derniers jours, juste avec le dernier débat entre les candidats.
Cet article fait ainsi état d’un sondage pour NBC et le Wall Street Journal, diffusé dimanche 21 octobre, qui donnait les deux candidats à 47 % dans les intentions de vote chez les électeurs potentiels. Le précédent sondage national NBC/WSJ créditait le président sortant de 49 % des intentions de vote, contre 46 % pour le candidat républicain. Un autre sondage, de l »institut Public Policy Polling, donnait les deux candidats à égalité parfaite dans les intentions de vote, 48 % partout, selon des entretiens réalisés au cours des trois derniers jours.
Quant au sondage quotidien de l’institut Gallup, qui donnait auparavant une large avance à Mitt Romney, il rapportait le même jour un écart encore plus important dans les intentions de vote au niveau national : 52 % à 45 % chez les électeurs potentiels pour le républicain.
Au contraire, un autre sondage, mené par l’institut IBD/TIPP, donnait près de 6 points d’avance à Barack Obama dans les intentions de vote au niveau national (47,9 % à 42,2 %).
Néanmoins, il faut se garder de toute analyse précitée sur les résultats de l’élection à partir de ces sondages. En effet, comme le souligne l’article du monde, si les sondages nationaux sont utiles en tant qu’ils dessinent des tendances, ils ne montrent pas les vraies chances de victoire pour l’un ou l’autre candidat, car l’élection américaine se décide au nombre de grands électeurs et non au vote populaire. L’analyse des sondages doit donc être réalisée en fonction du contexte juridique et culturel propre aux Etats-Unis.
Sur ce point, mais on y reviendra, un blog rattaché au New York Times s’avère particulièrement utile. Il donne en effet le collège électoral à 294 voix pour Obama contre 244 pour Romney et 73 % de chances de remporter l’élection !
Egalement, une visite sur le site de Real Politics s’impose car ce site propose outre le score au niveau national, un score Etat par Etat, dont les résultats apparaissent plus disparates.
Un élément de complexité supplémentaire vu de France, où il faut bien admettre que l’élection au suffrage universel direct du Président par tous les citoyens français en même temps (sous la réserve marginale du point de vue quantitatif des français de l’étranger et de l’Outre-mer) facilite grandement l’analyse.
Ces éléments invitent donc à revenir sur la particularité du droit des sondages aux Etats-Unis et, s’entrecroisant, sur les particularités de son système électoral. Cette étude permet alors d’approfondir encore la réflexion fondamentale sur les rapports entre les sondages, le droit des sondages et la démocratie.
Les particularités du droit des sondages américains : hétérogénéité et complexité
Concernant le droit des sondages, celui-ci s’exerce semble-t-il aux Etats-Unis sous la forme d’une autorégulation, permettant peut-être davantage de divergences dans les méthodologies, même si à ce stade de nos recherches, l’idée ne peut être émise qu’à titre d’hypothèse.
Ainsi, dans un article consacré aux divergences des sondages dans les élections américaines, Le Monde et plus précisément un de ses journalistes, Luc Vinogradoff, soulignent des différences de méthode qui, peut-être, ne pourraient pas se produire en France en raison d’un contrôle accru des sondages d’intention de vote par la Commission des sondages et des particularités du système électoral français.
Trois éléments d’interrogations apparaissent : les règles [ou l’absence de règles] concernant les personnes interrogées, les redressements politiques des échantillons et, spécificité américaine en raison de la taille et de la structure de l’Etat, les méthodes des sites réalisant des synthèses de sondages électoraux.
Personnes inscrites sur les listes électorales ou personnes susceptibles de s’inscrire pour aller voter ?
En premier lieu, l’article relève que contrairement à la France où l’enregistrement sur les listes électorales prend fin plusieurs mois avant un scrutin, les Américains peuvent toujours s’enregistrer jusque tard pendant la campagne, permettant ainsi d’utiliser deux méthodes différentes : soit tester les intentions de vote des personnes inscrites sur les listes électorales, soit tester les intentions de vote des personnes seulement susceptibles d’aller voter, comprenant donc des personnes non encore inscrites sur les listes électorales mais qui pourraient toujours le faire.
Or, selon la méthode utilisée, les résultats sont différents : ainsi l’institut Gallup, qui avait jusqu’ici utilisé le seul critère des électeurs inscrits sur les listes électorale pour son sondage quotidien, a changé de méthode le 9 octobre ce qui a augmenté le score de Mitt Romney, en raison du fait que les Républicains seraient plus motivés et donc plus susceptibles de se déplacer pour aller voter dans cette campagne.
Quelle(s) méthode(s) de redressement politique des échantillons ?
En second lieu, il semble qu’il existe également des divergences dans les méthodes de redressement, notamment de redressement politique. Ainsi, si l’on en croit l’article, il semblerait que les sondeurs fassent varier leurs redressements politiques de manière plus importante que dans le cadre des sondages français, où la méthode communément utilisée est le souvenir de vote : ces redressements, fondés non sur des souvenirs de vote mais sur des déclarations de sympathie – au sens de sympathisants – seraient alors très variables.
Ainsi, un sondage très récent de l’institut Pew Center donnant Mitt Romney en tête, avec 49 % des voix contre 45 % à Obama comportaient davantage d’électeurs se présentant comme républicains (36 %) que de démocrates (31 %), avec en plus 30 % d’électeurs « indépendants », alors qu’un sondage de septembre du même institut, qui donnait 8 points d’avance à Obama (51 % à 43 %), comportait un échantillon composé de de 29 % de républicains, 39 % de démocrates et 30 % d’indépendants.
A première vue, une telle méthode parait donc moins rigoureuse que le redressement de l’échantillon français fondé sur un souvenir de vote, et non sur une déclaration de sympathie envers un candidat. Solution étrange qui pose question, donc, d’autant qu’elle paraît pouvoir varier considérablement dans le temps et produire ainsi des résultats hétérogènes – en violation du principe de l' »impératif de cohérence méthodologique » chèr à la Commission des sondages ?
Cette liberté a d’ailleurs fait l’objet de fortes critiques dans les médias américains, ceux-ci considérant que le choix du redressement de l’échantillon biaise les résultats, et critiquant les différences de méthode. Sur ce point, on peut effectivement s’interroger, comme l’a démontré notamment la polémique récente sur un sondage Gallup donnant Mitt Romney avec une avance de sept points et qui avait été très critiqué aux Etats-Unis, polémique dont a rendu également rendu compte Le Monde.
Quelle méthode pour synthétiser les données de 53 instituts de sondages actifs testant les intentions de vote au niveau fédéral comme aux niveaux fédérés ?
Ce dernier article du Monde mérite d’ailleurs d’être lu également en tant qu’il révèle la complexité de la lecture des sondages aux Etats-Unis, et par contraste souligne à quel point notre structure politique rend nos sondages politiques particulièrement simples à réaliser et à commenter.
Ainsi, l’article fait état du blog le FiveThirtyEight de Nate Silver, lequel compile les résultats des 136 instituts qui suivent la campagne ! Parmi ceux-ci, 53 sont actifs, et ont publié au moins un sondage depuis le 1er octobre. Ce sont donc surtout les sites comme RealClearPolitics, et le FiveThirtyEight qu’il faut consulter pour avoir une analyse de la situation américaine car ils font la synthèse et la moyenne des différents sondages.
Mais la question de savoir comment on fait cette synthèse là se pose aussi. Et elle peut d’ailleurs varier, donnant des résultats très différents.
En effet, le blog le FiveThirtyEight donne les deux candidats au coude à coude en termes de vote populaire – 50.2 % pour Barack Obama contre 48.7 % pour Mitt Romney, mais donne le président sortant vainqueur au niveau des grands électeurs puisque Barack Obama aurait ainsi 294 voix contre 244 pour son adversaire, ce qui lui donnerait une probabilité de gagner l’élection à 73 % !
Le site RealPolitics va dans la même direction mais est plus nuancé, avec des chiffres sensiblement différents : selon ce site, Romney dispose d’un avantage en termes de vote populaire puisqu’il le place à 47.9 % des voix contre 47 % pour Obama, qui reste toutefois vainqueur avec 201 grands électeurs contre 191 pour Mitt Romney – le reste étant indécis.
Ces sites de synthèse constituent donc un échelon de complexité supplémentaire et leur variation pose encore des problèmes d’interprétation.
Synthèse
Le droit des sondages américains semble donc beaucoup plus hétérogène et lâche que le nôtre et autoriser davantage d’hétérogénéité, ainsi que l’application de méthodes qui, vues de France, interrogent.
Ces différences sont en tout cas extrêmement intéressantes et appellent donc à approfondir l’analyse de droit comparé. Quelles sont les règles de fond du système, quelles sont les différences avec les nôtres et comment les apprécier ?
Voilà un ensemble de questions auxquelles il faudra impérativement répondre, et ce d’autant plus qu’aux différences de droit des sondages s’ajoute le contexte constitutionnel très particulier des Etats-Unis qui rend encore plus difficile la lecture des sondages d’opinion.
Les particularités du système constitutionnel américain : Etat fédéral, élection au suffrage universel indirect, grands électeurs, et sondages électoraux
Un élément de complexité supplémentaire de la lecture des sondages aux Etats-Unis est bien sûr la structure fédérale de l’Etat et la particularité du système de l’élection du Président aux Etats-Unis.
La complexité du système d’élection du président américain
L’élection présidentielle américaine est un scrutin indirect permettant l’élection du collège électoral qui choisit le président des États-Unis et le vice-président. Les grands électeurs se réunissent ensuite dans chacun des États pour élire officiellement le président et le vice-président des États-Unis. Les voix sont enfin comptées devant une session jointe du Congrès début janvier.
La désignation des grands électeurs et le choix des candidats font l’objet de règles établies par chacun des États d’où sont issues des traditions plus ou moins formalisées, ce qui renforce d’autant plus la complexité.
Chacun des cinquante États élit un nombre de « grands électeurs » égal au nombre de ses Représentants et Sénateurs. L’État le plus peuplé, la Californie, dispose de 55 votes, alors que les huit États les moins peuplés n’en ont que 3 chacun.
Les conséquences de ces votes sont d’ailleurs différentes en fonction des Etats et le système en tant que tel comporte des inégalités : en effet, dans tous les États sauf deux, le Maine et le Nebraska, le système électoral donne toutes les voix de l’État au candidat arrivé le premier : c’est la règle du « the winner-take-all ». C’est ce système qui explique la disparité entre les résultats populaires, qui, dans les dernières élections, étaient voisins entre Républicains et Démocrates, et les résultats des grands électeurs qui donnent une majorité souvent écrasante à l’un des candidats.
Les conséquences de cette complexité en termes de lecture des sondages électoraux
Bien sûr, cette structure particulière introduit un élément de complexité fondamental dans la lecture des sondages aux Etats-Unis. C’est ainsi que si la plupart des sondages nationaux donnent aujourd’hui à Mitt Romney avec une légère avance, il pourrait bien perdre l’élection du fait du système de suffrage indirect.
Ainsi, comme nous l’indiquions ci-dessus, la lecture du blog le FiveThirtyEight est tout à fait fascinante – même s’il faut prendre ces affirmations, une nouvelle fois, avec réserve, puisque le journaliste fait ici sa propre cuisine. Ainsi, il apparaît sur ce site que si les deux candidats sont au coude à coude en termes de vote populaire – 50.2 % pour Barack Obama contre 48.7 % pour Mitt Romney, ils sont au contraire dans une position très différente en termes de grands électeurs puisque Barack Obama aurait 294 voix contre 244 pour son adversaire, ce qui lui donnerait une probabilité – en hausse – de gagner l’élection à 73 % !
Le site RealPolitics est plus nuancé mais va dans la même direction, annonçant même une défaite de Romney avec une majorité de votes populaires. Selon ce site, Romney dispose en effet d’un avantage en termes de vote populaire puisqu’il place Romney à 47.9 % des voix contre 47 % pour Obama, qui reste toutefois vainqueur avec 201 grands électeurs contre 191 pour Mitt Romney.
Une lecture trop superficielle des titres des journaux, en somme, pourrait conduire à de nombreuses erreurs d’interprétation. Un problème que l’on connaît très bien en France aussi, et qui n’est sans poser question en termes de droit des sondages ! Ce sera d’ailleurs l’un des sujets du prochain article de ce blog qui réaliser la troisième exégèse du rapport de la Commission des sondages.
Vers un président élu sans le soutien populaire ? Sondages, démocratie représentative et démocratie continue
L’ensemble de ces éléments d’analyse nous conduit enfin à nous demander, pour terminer, si l’on se dirige vers un président élu sans la majorité des votes populaires et quels enseignements on peut en tirer en termes de démocratie.
La discordance entre les grands électeurs et le vote populaire, on le sait, est possible : on peut citer ici l’élection présidentielle de 1972 où le candidat républicain Richard Nixon a été élu avec plus de 95 % des voix des grands électeurs alors qu’il n’avait emporté que 60 % des voix populaires.
Et, pire encore, ce ne serait pas la première fois qu’un président minoritaire gagnerait l’élection : lors de l’élection présidentielle de 2000, le candidat démocrate Al Gore obtint 550 000 voix de plus que son adversaire républicain George Bush au niveau national, mais les 550 voix d’avance que Bush a officiellement obtenues en Floride lui permirent d’obtenir tous les grands électeurs de cet État et de remporter l’élection au niveau fédéral. Un scandale démocratique sur lequel il n’est pas nécessaire de revenir.
Est-ce le destin de Barack Obama ?
Nul ne le sait encore, mais une chose est certaine : ici, les sondages apparaissent comme un instrument de démocratie, contre la démocratie de représentation, de manière particulièrement frappante. Pourraient-ils participer à la remise en cause de cette élection à la structure si controversée ?
En dernière analyse, cette étude renforce donc la thèse, largement défendue de notre ouvrage, que les sondages constituent, à condition d’être bien contrôlés et bien utilisés, un instrument fondamental de la démocratie. En France… comme ailleurs, et pas seulement dans les Etats démocratiques !
Affaire à suivre : vivement le 6 novembre !
Romain Rambaud