Report des élections municipales : les bruits de couloirs ministériels [Didier Girard]

C’est dans une ambiance quelque peu surréaliste, digne de certaines œuvres de science-fiction, que se déroulent aujourd’hui les opérations électorales en France alors que se préparent des mesures de confinement ou de protection dans l’ensemble des secteurs d’activités ou chez nos voisins.

En effet, le premier tour de scrutin des élections municipales, prévu de longue date, a été maintenu ce dimanche 15 mars 2020 malgré la présence d’une situation sanitaire particulièrement grave.

Nous ne rentrerons pas dans le questionnement politique de savoir qui serait à la source de ce maintien ou des éventuelles arrière-pensées partisanes, mais sur le fait que, sur un plan juridique, il n’appartient qu’au Gouvernement d’apprécier et de déterminer la gravité de la situation en matière de santé publique et des conséquences à en tirer.

La question du report des élections a fait l’objet de multiples études, mais n’est en rien évidente au regard du risque électoral et démocratique sous-jacent.

Certes, la possibilité d’un report n’était ni exclue ni inédite, mais se pose en des termes très différents lorsqu’elle survient entre les tours de scrutin.

1°) La Constitution consacre le principe de libre administration des collectivités territoriales ce qui implique la présence d’élections « régulières » propres à permettre à des conseils élus d’exercer leurs compétences avec la légitimité requise.

Certains avaient plaidé pour un report des élections à une date ultérieure ce qui n’est ni inédit, ni juridiquement impossible. Toutefois se posait une double question de calendrier.

Tout d’abord, les élections municipales sont le socle de la démocratie au sein des collectivités locales et ceci a des conséquences sur le plan du collège électoral sénatorial (dont les élections sont prévues en septembre 2020). Un report au-delà de l’été aurait donc pour conséquence d’induire que le collège sénatorial serait principalement celui de 2014 et non celui de 2020.

Ensuite, un report au-delà de cet horizon aurait pour conséquence pratique de figer l’action politique locale aux seules « affaires courantes » dans une ambiance parfois tendue, voire délétère.

Les bases juridiques permettant un report sont multiples et, contrairement à ce que les porte-parole officiels ont pu dire, toutes ont été étudiées. On ne saurait d’ailleurs le reprocher au Gouvernement dans la mesure ou il est fondamental que le titulaire du pouvoir politique puisse librement choisir ses options au regard des possibilités juridiques.

L’article 16 de la Constitution, qui permet au Président de la République de prendre « les mesures exigées par ces circonstances »- une forme moderne des pleins pouvoirs- a bien été étudié, mais les conditions dans lesquelles celui-ci aurait pu être mis en œuvre ne sont pas (à ce stade du moins)- réunies. Mis en œuvre une unique fois par le général de Gaulle (du 23 avril au 29 septembre 1961) à la suite de la tentative de putsch d’Alger, la comparaison avec la situation actuelle n’a guère de sens.

L’instauration de l’état d’urgence a également été étudiée. La notion de « calamité publique », prévue à l’article 1er de la loi du 3 avril 1955, peut parfaitement s’appliquer à un risque majeur pesant sur la santé publique. Toutefois, les expériences récentes de sa mise en œuvre et les nombreuses critiques doctrinales ou politiques qui en ont résulté se fondent sur le fait que la mise en œuvre d’un tel régime de manière large peut porter une atteinte aux libertés individuelles en toutes matières et, parfois, de manière très large. Symboliquement, cela aurait été un aveu politique d’impuissance.

La théorie jurisprudentielle des « circonstances exceptionnelles » (CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent ; CE, 28 juin 1918, Heyriès), qui permet de déroger à la légalité formelle de manière temporelle lorsque les circonstances l’imposent avait été privilégié, mais certains émettaient des doutes sur sa validation par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État dès lors qu’une base textuelle aurait permis d’y procéder (un héritage sans doute de la doctrine Vedel selon laquelle la protection des droits fondamentaux doit se fonder d’abord sur un texte écrit, cf. G. Vedel, « Le précédent judiciaire en droit public français », Journées de la Société de Législation Comparée, vol. IV, 1984, p. 287).

En effet, le désormais célèbre article L.3131-1 du code de la santé publique dispose que :
« En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population.
« Le ministre peut habiliter le représentant de l’État territorialement compétent à prendre toutes les mesures d’application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles. Ces dernières mesures font immédiatement l’objet d’une information du procureur de la République.
« Le représentant de l’État dans le département et les personnes placées sous son autorité sont tenus de préserver la confidentialité des données recueillies à l’égard des tiers.
« Le représentant de l’État rend compte au ministre chargé de la santé des actions entreprises et des résultats obtenus en application du présent article. »

Sauf que la question de la proportionnalité et de l’adéquation aux circonstances de temps et de lieu aurait impliqué de reporter les opérations électorales uniquement suivant des critères propres à chaque commune et non suivant des critères nationaux. Un tel choix aurait été politiquement illisible.

Reste la solution alternative unique qui avait été proposée : le vote en urgence d’une loi spéciale de prolongation des mandats en cours pour une durée maximale d’une année, durée qui aurait pu être réduite par décret en Conseil des ministres permettant ainsi d’attendre la fin de la période sanitairement risquée tout en assurant un respect de la démocratie.

Tel n’est pas le choix qui a été par le Président de la République et le Gouvernement, semble-t-il, au dernier moment.

2°) Le premier tour ayant été maintenu, la question du sort du 2e tour est cruellement posée.

Sur un strict plan administratif, en l’absence de toute mesure étatique, celui-ci est prévu dimanche prochain lorsqu’il est requis.

Toutefois, différentes hypothèses de travail ont été évoquées ou étudiées depuis 48 heures.

En premier lieu, un report du seul second tour pourrait intervenir par une loi spéciale. Cette solution soulève une triple problématique :
– La question des conseils élus dès le premier tour (avec toutes les difficultés qui en résultent sur le plan des intercommunalités) ;
– La question de la gestion des affaires courantes pour plusieurs mois (les élus sortants demeurant en fonction) qui s’oppose à des décisions politiquement fondamentales (budget, impôts locaux, etc.).
– La question de l’incidence politique d’un premier tour qui s’annonce « fantomatique » et de la légitimité des élus qui en résulterait.

En deuxième lieu, une « suppression » du seul second tour pourrait être votée par le Parlement avec des règles spéciales propres à assurer une légitimité démocratique des élus en résultant…

On rappellera que le Parlement a récemment adopté une loi prohibant la modification des règles électorales dans l’année qui précède les opérations de vote (cf. R. Rambaud, « La clarification du droit électoral », AJDA 2020 p .346). Ici on est dans l’entre-deux tours et la pratique pourrait avoir des aspects de « République bananière » peu flatteurs alors que les circonstances sont particulièrement sérieuses.


L’un des nombreux « bruits de couloir » ministériels consisterait à répartir les sièges aux listes ayant plus de 5 % des suffrages exprimés avec le maintien de la prime majoritaire. Au regard de la diversité des situations locales, toutes les surprises sont alors possibles.


À défaut, le premier tour pourrait être caduc du fait des termes de l’article L.56 du code électoral qui dispose que : « En cas de deuxième tour de scrutin, il y est procédé le dimanche suivant le premier tour ».

En troisième lieu, une solution combinatoire est également envisagée. Elle serait d’abord transitoire en permettant de nouvelles élections générales dans une année, probablement le même jour que les élections départementales de 2021 ou que les élections régionales de 2021.

Mais surtout, ce caractère transitoire permettrait de justifier le recours, compte tenu des circonstances, à une modification exceptionnelle des règles de suffrage pour cette élection durant son déroulement au regard du Conseil constitutionnel (par voie de saisine directe ou de question prioritaire de constitutionnalité) et du Conseil d’État (pris en sa qualité de juge électoral).

3°) A ce stade, il est strictement impossible de prévoir ce qu’il en adviendra, mais on peut toutefois esquisser certains critères qui seront mis en œuvre et appréciés par le pouvoir politique.

En premier lieu, la participation s’annonce catastrophique et l’on sait que ce critère est ici fondamental s’agissant d’élections.

En deuxième lieu, si par nécessité, des mesures drastiques de confinement venaient à être adoptées, la tenue d’un second tour serait impossible (sauf à renier le caractère secret du vote en usant d’Internet ou du téléphone ce qui n’est absolument pas à l’ordre du jour).

En troisième et dernier lieu, la nécessité de disposer de collectivités territoriales fonctionnelles implique non seulement une certaine légitimité des élus, mais également un caractère définitif au scrutin. Or, en cas de modification des règles du scrutin ou de report avec effet immédiat dans l’entre-deux tours, les protestations électorales vont se multiplier au risque de cautionner la légitimité des élus aux décisions des tribunaux qui ne pourront se prononcer que dans un à deux ans sur des recours dont les mérites varieront d’une instance à l’autre au mépris de toute légitimité politique nationale.

L’hypothèse d’un report du second tour est donc à la fois très présente et très floue.

Didier Girard