Contentieux électoral : ô temps, suspends ton vol ! [R. Rambaud]

À circonstances exceptionnelles, situation exceptionnelle ! Alors que traditionnellement, le contentieux électoral se traduit par une très grande célérité exigeant des personnes (élus minoritaires, candidats non élus, électeurs) de saisir le juge administratif au plus tard 5 jours après la proclamation des résultats du scrutin (soit en pratique au plus tard le vendredi à 18h suivant le jour du vote), la crise du coronavirus a renversé la table sur ce point. Les avocats qui, à partir du 15 mars, ont passé leur semaine à écrire des protestations électorales s’en souviennent sans doute…

Faisant suite à la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 ayant posé le principe du caractère acquis des élections gagnées au premier tour le 15 mars 2020 et reporté le 2nd tour dans les communes où celui-ci doit être organisé, l’ordonnance n°2020-305 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif a prolongé de façon considérable les délais de recours contre les opérations électorales et en pratique suspendu le contentieux électoral.

Concernant les délais de recours contre les opérations électorales du 15 mars 2020, qui peuvent être attaquées s’il y a eu proclamation d’élus (ou s’il y aurait dû y avoir une telle proclamation), l’article 15 3° de l’ordonnance prévoit que les recours peuvent être désormais formés jusqu’au cinquième jour… qui suit la date de la prise de fonction des conseillers municipaux élus dès le premier tour ! Et ce n’est pas demain la veille… En effet, la date d’installation des conseils communaux doit être fixée par décret au plus tard au mois de juin 2020, et pas avant la remise au Parlement au plus tard le 23 mai 2020 d’un rapport du Gouvernement fondé sur une analyse du comité de scientifiques. Autrement dit, il n’y a pour l’instant pas de délai de recours limitant la saisine du juge électoral.

Par ailleurs, les TA disposent de beaucoup plus de temps pour juger. En effet, normalement, l’une des spécificités du contentieux électoral est que le juge dispose d’un délai maximum, sous peine d’être dessaisi au profit du Conseil d’Etat : 2 mois pour les élections partielles, 3 mois pour les élections générales. Or, l’article 17 de l’ordonnance dispose que « Le délai imparti au tribunal administratif pour statuer sur les recours contre les résultats des élections municipales générales organisées en 2020 expire, sous réserve de l’application de l’article L. 118-2 du code électoral, le dernier jour du quatrième mois suivant le deuxième tour de ces élections », si celui-ci a lieu en juin, c’est à dire en pratique au… 31 octobre 2020 (pour l’instant).

Dans les communes avec des comptes de campagne, les juges devraient statuer encore plus tard, même lorsque les élections ont été acquises au premier tour, dans la mesure où les comptes doivent être déposés le 11 juillet, que la CNCCFP dispose de trois mois pour les analyser (ordonnance n°2020-390 du 1er avril 2020 relative au report du second tour), puis le juge électoral de trois mois pour juger au fond… ce qui conduit au milieu du mois de janvier 2021.

Cette suspension du temps du contentieux électoral est tout à fait inhabituelle, le principe étant que les contentieux électoraux doivent normalement être jugés très vite. Sur le plan doctrinal et pratique, cela pose la question de savoir si l’office du juge électoral pourrait être différent dans le cadre du contentieux des élections municipales de 2020.

Tout d’abord, sur le plan quantitatif, il pourrait y avoir beaucoup plus de recours, ceux-ci pouvant être introduits encore aujourd’hui. Associé à l’invocation sans doute systématique de l’abstention en demande, le contentieux électoral de 2020 pourrait s’avérer très important sur le plan quantitatif, ce qui pourrait impacter les raisonnements sur le fond.

Cela pourrait impacter, outre le nombre, la recevabilité des recours et des moyens. Beaucoup de requêtes, traditionnellement rejetées pour irrecevabilité manifeste par le juge, par exemple parce qu’elles ne demandent pas l’annulation d’une élection ou au contraire la proclamation d’un candidat, pourront-elles être rattrapées par les requérants ?

Le juge électoral acceptera-t-il les conclusions reconventionnelles présentées en défense donnant ainsi au contentieux électoral un caractère encore plus conflictuel qu’il n’a d’habitude ? La jurisprudence du Conseil d’Etat rejette les conclusions reconventionnelles tantôt parce qu’elles sont tardives, tantôt parce qu’elle seraient par définition irrecevables en contentieux électoral, tantôt les deux. L’absence de délai de recours désormais conduira-t-il le juge à les accepter, car elles pourraient en tout état de cause être formulées dans des mémoires en demande à part, ou à maintenir sa position en raison de la nature du contentieux électoral, mais qu’il faudra alors justifier ?

Par ailleurs, alors que normalement les griefs doivent être formulés dans le cadre des délais de recours très courts, type de grief par type de grief, bureau de vote par bureau de vote, et sont considérés comme irrecevables s’ils ne le sont pas en temps voulu, de nouveaux griefs pourront-ils être formulés désormais pendant des mois par les parties ?

Concernant l’office même du juge, celui-ci évoluera-t-il en raison du temps dont il dispose ? Au niveau de l’instruction, les juges électoraux auront-ils davantage recours à la technique de l’enquête, laquelle est très peu utilisée ? Accepteraient-ils, notamment, dans le cadre de la délicate question de l’abstention qui a frappé le scrutin du 15 mars 2020, d’ordonner ou d’examiner des études d’« abstention différentielle » qui leur seraient fournies par des requérants pour démontrer que l’abstention les a touché particulièrement, non pas du point de vue des candidats, mais de celui des électeurs et de leur électorat ?

Enfin la question se pose de savoir si un contentieux électoral aussi tardif pourrait avoir un impact sur l’appréciation même portée par le juge sur les faits de chaque espèce. Quelle appréciation sera portée sur l’écart de voix, notamment dans le contexte de l’abstention ? Le juge acceptera-t-il de procéder à des « déductions hypothétiques » sur la seule base d’attestations pouvant entraîner l’annulation de l’élection ? À tout le moins, sur cette question, on peut penser que la suspension du contentieux électoral ne plaide pas pour des annulations d’élections sur ce fondement, alors même que 30.000 conseils municipaux auront été installés au mois de juin, sauf cas particuliers.

Autre sujet, si le 2nd tour devait avoir lieu en juin, quelle serait l’appréciation que le juge porterait sur des irrégularités qui se seraient produites avant le 1er tour, des mois auparavant ? Quelle appréciation serait portée sur le comportement des maires pendant toute la durée de la crise sanitaire, dans le cadre des articles L. 52-1 et L. 52-8 du code électoral par exemple ?

Il faudra faire preuve de patience pour avoir la réponse à ces questions. Sur ce point, une hypothèse peut-être préservée, mais elle fera l’objet d’analyses ultérieures : dans ce contexte de suspension du contentieux électoral, certaines questions prioritaires de constitutionnalité, qui font l’objet d’un régime spécifique, pourraient-elles passer entre les mailles du filet ?

Romain Rambaud