Allocution d’Emmanuel Macron sur les « gilets jaunes » : que serait une « loi électorale plus juste » ? [R. Rambaud]

Dans son allocution du 10 décembre dernier, Emmanuel Macron a annoncé, entre autres choses, la nécessité d’une « loi électorale plus juste ». La plupart des commentateurs ont relevé le caractère plutôt flou d’une telle annonce. Que pourrait-être cette « loi électorale » plus juste ?

La question du vote blanc

Le seul élément tangible dont a parlé le Président de la République est une meilleure « reconnaissance du vote blanc ». Comment faire sur ce point autre chose que les évolutions récentes du droit positif ? Suivant une très longue tradition remontant à un avis du Conseil d’Etat du 25 janvier 1807, les votes blancs ont longtemps été désignés par le code électoral de façon isolée mais confondus du point de leur régime juridique avec les votes nuls. La loi n°2014-172 du 21 février 2014 a changé cela. Le code électoral prévoit désormais que les bulletins blancs sont décomptés séparément et annexés au procès-verbal. Il en est fait spécialement mention dans les résultats des scrutins et ils ne sont pas considérés comme des votes nuls : les résultats électoraux distinguent donc aujourd’hui clairement les suffrages exprimés, les suffrages blancs et les suffrages nuls. Cependant, les votes blancs ne sont toujours pas considérés comme des suffrages exprimés, c’est à dire qu’ils n’ont aucune influence sur les résultats du scrutin.

Un débat important existe sur la question de savoir si les votes blancs ne devraient pas être considérés comme des suffrages exprimés, mais à ce stade plusieurs difficultés existent, notamment le risque de déstabilisation politique du système actuel. Un premier problème est que les différents seuils prévus par le code électoral (seuil d’accès au deuxième tour pour ce qui concerne les scrutins à la proportionnelles, seuil pour le remboursement des dépenses électorales) sont déterminés en pourcentage des suffrages exprimés, de sorte que la prise en compte des bulletins blancs au titre des suffrages exprimés pourrait poser des difficultés à de nombreuses forces politiques, surtout minoritaires.

Mais il y a surtout un deuxième problème, un argument qui est plus fort que les autres : l’article 7 de la Constitution prévoit en effet que « Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages exprimés », c’est-à-dire obligatoirement 50% plus 1 voix. Pour être certain que cette majorité absolue sera atteinte, la Constitution prévoit que si celle-ci n’est pas obtenue au premier tour du scrutin, il est procédé à un second tour, auxquels seuls peuvent se présenter les deux candidats qui, le cas échéant après retrait de candidats plus favorisés, se trouvent avoir recueilli le plus grand nombre de suffrages au premier tour. Cela signifie que la Constitution organise volontairement la présence artificielle au second tour de deux candidats seulement, afin d’être certain que l’un, mathématiquement, disposera de la majorité absolue des suffrages. Si les votes blancs devaient être comptabilisés en tant que suffrages exprimés pour l’élection du Président de la République (et il serait difficile de justifier que l’élection présidentielle serait la seule, alors que c’est la plus importante de la vie politique française, pour laquelle le vote blanc ne serait pas comptabilisé comme un suffrage exprimé), il existerait un risque, et même une grande probabilité si l’on examine les résultats des différentes élections présidentielles, qu’il n’y ait, même au deuxième tour, aucune majorité absolue et qu’ainsi aucun Président de la République ne puisse être proclamé… La Constitution n’étant pas faite pour ce cas de figure, il s’agit certainement du principal obstacle à ce que les votes blancs soient aujourd’hui considérés comme des suffrages exprimés en France.

La Constitution pourrait peut-être être révisée pour prévoir que le Président de la République est seulement élu à la majorité relative des suffrages, ce qui permettrait la prise en compte du vote blanc… mais la Vème République et son Président serait-elle encore la même dans ce cas de figure ? Il est douteux que cette idée ait été dans l’esprit d’Emmanuel Macron lundi soir…

Il faudrait donc imaginer d’autres systèmes. Par exemple, pourrait-on imaginer qu’une élection ne soit pas validée si un pourcentage important de vote blanc était constitué ? Tout dépendrait alors de ce pourcentage. Si celui-ci était trop élevé, la réforme pourrait se prévaloir de la modernité démocratique, tout en n’ayant aucun intérêt en pratique….

La justice de la loi électorale : le problème socio-professionnel

Surtout, que faut-il entendre par la « justice » de la loi électorale. Le Président de la République faisait-il référence ici à la réforme des institutions en cours et à la fameuse insertion d’une « dose de proportionnelle » à l’Assemblée Nationale ? Si c’est le cas, il est fort douteux que cela ait une influence sur la crise des gilets jaunes. En effet, si la dose de proportionnelle peut répondre à la crise de la représentativité « politique » des institutions, elle ne permettra pas de répondre à la vraie crise de la représentativité du Parlement qui se manifeste par la crise des gilets jaunes, qui est moins d’ordre politique que d’ordre socioprofessionnel.

A l’Assemblée Nationale, les catégories les moins aisées de la population sont sous-représentées : s’il existe 15 députés agriculteurs et 1 ancien agriculteur (soit environ 3% de l’AN contre 1,6% de la population active selon l’INSEE), il n’existe que 3 artisans et 3 anciens artisans (soit environ 1% de l’AN), 1 ancien employé, 1 contremaître ou agent de maîtrise, 9 employés administratifs d’entreprise, 5 employés de commerce, 1 ouvrier agricole (Jean Lassale, qui a porté le gilet jaune à l’Assemblée Nationale), 1 ouvrier qualifié, 2 inactifs divers (soit 20 personnes, moins de 4 % de l’AN, alors que d’après l’INSEE les employés qualifiés, non qualifiés, et les ouvriers qualifiés et non qualifiés représentent 47, 9 % de la population active), 6 professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises (soit 1% de l’AN, contre 25,7% de la population active selon l’INSEE sans distinction toutefois du secteur public et privé), 19 commerçants et assimilés (3% seulement de l’AN), soit au total 67 députés seulement, un peu plus de 10% du Parlement.

Au contraire, les catégories aisées sont surreprésentées, qu’elles viennent du secteur privé ou du secteur public. S’agissant du secteur privé, qui a été renforcé lors du renouvellement de 2017, on compte 148 cadres d’entreprise, 29 chefs d’entreprise de 10 salariés ou plus, et 91 professions libérales et assimilés, soit 268 députés provenant des professions supérieures du secteur privé (soit 46 % de l’AN, alors que selon l’INSEE les professions intellectuelles supérieures représentent 18% de la population active et les artisans, commerçants et chef d’entreprise représentent ensemble 6,5% de la population active). Si l’on additionne les artisans (6), les commerçants (19), et les chefs d’entreprises (29), cela représente 57 députés soit 10 % de l’AN (contre 6,5 % de la population active). S’agissant du secteur public ou parapublic, qui en France pour des raisons culturelles et pratiques est bien représenté, on compte 159 cadres de la fonction publique, professions intellectuelles et artistiques, 28 professions intermédiaires de l’enseignement, de la santé et de la fonction publiques et assimilés, contre seulement 10 employés de la fonction, soit 197 députés (soit 34% de l’AN, contre 25% de la population active faisant partie de la fonction publique). L’Assemblée Nationale compte 19 anciens cadres et professions intermédiaires, c’est-à-dire des personnes retraitées ayant cette origine professionnelle, ce qui est beaucoup moins que dans la précédente législature (58), signe du rajeunissement opéré en 2017. Il existe enfin 26 personnes sans professions déclarées, mais il y s’agit pour beaucoup de professionnels de la politique.

Pour ce qui concerne le Sénat, en raison de son mode de scrutin particulier, il est logique que sa composition soit encore moins représentative de la plupart des Français, le classement même par profession utilisé par le Sénat s’éloignant largement des grilles d’analyse de l’INSEE. En plus, on trouve 18 agriculteurs (5% du Sénat), des chefs d’entreprise avec 23 sénateurs (7% du Sénat)n beaucoup de professions médicales avec 28 sénateurs (8% du Sénat), et juridiques avec 21 juristes (6% du Sénat), de très nombreux enseignants avec 39 sénateurs (11% du Sénat) et beaucoup d’autres fonctionnaires hors enseignement avec 43 sénateurs (12,6%). Logiquement, on trouve beaucoup de retraités, avec 58 sénateurs (soit 17% du Sénat). En moins, on ne trouve que 6 employés (donc moins de 2% du Sénat) et 1 seule commerçant en activité, etc.

La loi électorale peut-elle faire quelque chose contre une réalité socioprofessionnelle qui donne à certaines catégories de personnes davantage de temps, de ressources financières, de ressources sociales, intellectuelles, culturelles, pour faire de la politique ? Sauf à imaginer un dispositif permettant de donner suffisamment d’argent pour vivre sur des mois à toute personne susceptible de présenter une candidature, ce qui ruinerait l’Etat et créerait une quantité d’effets d’aubaine, cela ne semble pas être le cas. On pourrait imaginer un système électoral, pour une troisième chambre par exemple (on pense au CESE), qui réserve des sièges en fonction de catégories socioprofessionnelles, mais un tel système supposerait de réviser la Constitution. Et quels seraient les effets réels de ce régime tricaméral ? Est-ce le chemin qui sera choisi ? Dans un tel cas, ce serait aller bien au delà de la seule réforme de la loi électorale.

Conclusion

En faisant référence à une « loi électorale plus juste », qu’avait Emmanuel Macron en tête ? La simple défense de sa future réforme ou une ambition plus large ? Seule l’avenir dira si la crise des gilets jaunes pourra servir à une forme de refondation démocratique, ou si la prudence conduira les autorités publiques à laisser de côté rapidement les questions institutionnelles, qui constituent autant d’opportunités dans lesquelles les gilets jaunes ne manqueront pas de s’engouffrer. Les discussions ne font que commencer.

Romain Rambaud