01/07/2016 : Le projet de « loi travail » au prisme du « droit électoral privé » [Carole Teman]

Bien sûr, le droit électoral est d’abord une matière de droit public. Cependant, il n’est pas que cela. Après l’article de Ricardo Salas Rivera sur les primaires socialistes, impliquant le droit associatif, nous avons le plaisir de publier aujourd’hui l’article de Carole Teman, doctorante contractuelle de l’UGA. Spécialiste de droit du travail, elle nous montre à quel point le droit électoral est aujourd’hui fondamental y compris dans sa dimension privée. Un nouveau programme de recherche pour le blog du droit électoral !

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« Les travailleurs doivent être citoyen à part entière dans l’entreprise »

Jean AUROUX

téléchargementSi en 1981, l’ancien Ministre du Travail, Jean Auroux, ne visait pas le statut de « citoyen à part entière » afin de développer le droit de vote des salariés, mais plutôt afin d’accroître les droits et libertés dans l’entreprise, il en va différemment en 2016. Le gouvernement actuel, à travers le projet de « loi travail » tente très nettement d’ériger le salarié comme un véritable citoyen dans la collectivité de travail que représente l’entreprise. Ainsi, le travailleur serait pourvu de droits et de devoirs citoyens, tels que le droit et le devoir de voter.

De façon indirecte, un « droit électoral privé » entre en scène en droit du travail. Initialement connu comme une branche de droit public, le droit électoral privé régit le domaine des élections et des opérations de vote dans le secteur privé, telle qu’une société, une association, etc. En droit du travail, plus précisément, avec le développement des institutions représentatives du personnel, le Code du travail prévoit une multitude de règles et d’élections (élection des délégués du personnel, du comité d’entreprise, du CHSCT, etc.).

téléchargement (1)Le développement de la négociation collective, soutenu encore très récemment dans le rapport de Jean-François Cesaro, ou encore dans celui de Jean-Denis Combrexelle, provoque ipso facto une hausse de la participation collective, du vote, des élections, etc. Ceci conduit inéluctablement au développement du droit électoral du travail.

Le projet dit de « loi travail », adopté en première lecture par l’Assemblée Nationale le 12 mai 2016, ne fait pas exception. Pour cause, le champ lexical du droit électoral est omniprésent. Sur 54 articles, les termes « élections », « élire », « suffrages », etc. apparaissent plus de 55 fois.

Dans un objectif dit de « flexi-sécurité », ledit projet tend à rendre plus souple le Code du travail (plus qu’il ne le simplifie) via le développement de la négociation collective, et notamment des accords d’entreprise.

téléchargement (3)Pour sécuriser les droits des salariés, le projet de « loi travail » modifie et d’une certaine façon alourdit les techniques d’adoption des accords, afin de les rendre plus « légitimes » (intitulé du Chapitre II : renforcement de la légitimité des accords collectifs). C’est à travers le prisme du droit électoral que peut être analysée en substance la légitimité de ces accords.

Bien qu’il convient parfois de les nuancer, les enjeux sont néanmoins de taille. En effet, le projet de « loi travail » accroît la possibilité de négocier des accords dérogatoires. Or, face à un faible taux de syndicalisation, la négociation collective peut-elle véritablement se substituer au débat démocratique ? La simple modification des techniques d’adoption des accords est-elle suffisante pour les légitimer ?

Plusieurs réformes législatives au cours des années 2000 ont tenté de renforcer la légitimité démocratique des accords. Le projet de loi travail s’inscrit dans ce courant et consacre, cumulativement, la logique de démocratie représentative majoritaire, et de démocratie directe.

La généralisation des accords majoritaires : la démocratie majoritaire renforcée en entreprise

téléchargement (2)De façon générale, le Code du travail actuel fixe un seuil de représentativité à « au moins 30 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections des titulaires au comité d’entreprise ou de la délégation unique du personnel ou, à défaut, des délégués du personnel, quel que soit le nombre de votants ».

Par exception, le droit du travail prévoit un pourcentage de 50%. Notamment, depuis la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013, il est possible de voter des accords de maintien de l’emploi qui requièrent la faveur de 50% des organisations représentatives. Le relèvement du seuil de représentativité s’explique par l’objectif et les risques de ces accords. En effet, ils interviennent « en cas de graves difficultés économiques conjoncturelles » et conduisent à un aménagement du temps de travail et de la rémunération des salariés. En cas de refus individuel des salariés, l’employeur pourra licencier pour motif économique à caractère individuel. Ainsi, l’employeur ne sera pas tenu par toutes les règles protectrices du licenciement pour motif économique établies par le Code du travail (telles que l’élaboration d’un plan de sauvegarde de l’emploi).

téléchargement (4)Bien que l’enjeu justifie un renforcement de la légitimité de ces accords, le relèvement du seuil de représentativité est parfois un véritable frein à leur signature. En effet, dans le bilan rendu en avril 2015 relatif à la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013, seulement dix accords de maintien de l’emploi ont été recensés depuis 2013. Soit deux fois moins que les accords de compétitivité ou de flexibilité. Parmi les diverses raisons qui pourraient expliquer cet écart et surtout ce maigre engouement, il convient de souligner la difficulté, dans les entreprises, de recueillir un seuil de 50%.

Pourtant, l’article 10 du projet de loi travail prévoit que « les accords d’entreprise ou d’établissement portant sur la durée du travail, les repos et les congés ou d’un accord mentionné à l’article L. 2254-2 » doivent recueillir plus de 50% en faveur d’organisations représentatives.

téléchargementEn théorie, les modifications en droit électoral du travail se justifient pour renforcer la légitimité des accords d’entreprise dont les enjeux sont plus importants qu’en droit positif. Néanmoins, en pratique, il ne s’agit pas toujours de réelles nouveautés.

En effet, le projet de loi travail consacre la possibilité de négocier des accords d’entreprise moins favorables que les accords de branche, soit un bouleversement dans la hiérarchie des normes kelsenienne mais également du principe de faveur propre au droit du travail. A ce titre, le projet prévoit notamment la possibilité de négocier une rémunération plus faible des heures supplémentaires dans un accord d’entreprise, d’introduire des semaines de 46 heures en lieu et place de 44 heures, ou des journées de 12 heures en lieu et place de 10 heures. Par ailleurs, le projet crée de nouveaux accords : « les accords de préservation ou de développement de l’emploi ».

téléchargement (5)Or, l’affaiblissement du principe de faveur en droit du travail a déjà été enclenché au cours des années 2000 avec la possibilité de négocier des accords dérogatoires. Par ailleurs, le projet limite le champ des négociations au temps de travail. Ainsi, la marge de manœuvre est formellement restreinte.

Quand bien même le projet de loi travail marquerait l’ouverture d’une brèche vers une nouvelle loi qui étendrait le champ des négociations, le rôle effectif du futur dispositif se heurterait à des difficultés. En effet, par le jeu de la théorie de la modification du contrat de travail, dès lors que les dispositions dérogatoires de l’accord d’entreprise porteraient sur des éléments du socle contractuel, leur application serait soumise à l’acceptation individuelle de chaque salarié. La logique collective se heurterait donc à l’incompatible logique individuelle du droit du travail.

imagesL’opposition des deux aspects du droit du travail est encore plus flagrante dans les accords de préservation ou de développement de l’emploi. En principe, cet accord se substituerait au contrat de travail du salarié. C’est pourquoi, il est important d’en renforcer leur légitimité. Néanmoins, le dispositif est confronté à un obstacle. L’accord peut diminuer la durée du travail mais ne peut pas modifier la rémunération prévue au contrat de travail et donc ne peut avoir pour effet de prévoir une rémunération moins importante que celle prévue au contrat de travail. Le salarié doit donc accepter individuellement cette mesure. Le cas échéant, il sera licencié pour motif économique à caractère individuel, tel est le risque.

Le renforcement de la légitimité de ces accords paraît en l’espèce très utile, néanmoins, quand bien même l’accord dépasserait la barrière des 50%, la mise en œuvre de l’accord serait décevante en cas de refus individuels trop importants des salariés.

De plus, les dispositions précitées relatives au temps de travail sont déjà connues en droit du travail, seules les conditions changent dans le projet.

Enfin, les enjeux sont généralement à nuancer dans ce texte puisqu’il ne concerne globalement que les grandes entreprises. Or, en France, la majorité des entreprises sont des petites et moyennes entreprises (en 2011, 99,8% des entreprises sont des petites et moyennes entreprises).

téléchargementEn définitive, nuancer les enjeux remet quelque peu en cause l’intérêt du renforcement de la légitimité, soit du relèvement du seuil de représentativité. De plus, le réel problème se situe au-delà des pourcentages. En effet, qu’importe le seuil de représentativité (30%, 50%, 100%), la mesure  ne pourra jamais modifier des éléments essentiels du contrat de travail sans l’accord individuel du salarié.

Le risque de généraliser le seuil de représentativité à 50% pour accroître les enjeux des accords est donc de rendre la négociation, certes, plus attractive au stade des discussions, mais au contraire, de bloquer toutes les mesures au stade de la conclusion. Quel serait donc l’intérêt pratique ?

Le recours encouragé à la consultation : un pas vers la démocratie directe en entreprise

téléchargement (4)Le Code du travail prévoit en outre la possibilité de procéder à un référendum d’entreprise pour des sujets précis, ou dans des circonstances précises. Le projet de loi travail tend vers une généralisation de la consultation en entreprise.

L’article 10 prévoit la possibilité de recourir à la « consultation » dès lors qu’un accord d’entreprise n’a pas reçu la faveur de plus de 50% des organisations représentatives, mais au moins de 30%. Le développement des techniques démocratiques en droit du travail telles que le référendum d’entreprise est un moyen de renforcer la légitimité électorale en modifiant la source de ladite légitimité. En effet, il s’agit de transférer aux représentés le pouvoir initialement accordé aux représentants, d’utiliser l’individuel pour enrichir le collectif, et non plus le collectif pour le collectif.

La légitimité sociale de l’accord est notable. Toutefois, la consultation n’est pas garante de la véracité ni de la constance des opinions.

téléchargement (1)En effet, tout d’abord, l’Histoire de France a montré que la voie référendaire était parfois un moyen pour le peuple d’exprimer son approbation ou sa contestation envers un Homme politique, ou un gouvernement, plutôt qu’un moyen de répondre directement à une question donnée. La problématique peut également se rencontrer en entreprise. D’autant que la consultation n’interviendra, selon l’article 10, qu’en cas de blocage au stade de la conclusion de l’accord. D’une certaine façon, la consultation serait mise en place après un échec (c’est-à-dire dans un climat probablement tendu dans l’entreprise).

De plus, pour que les résultats soient à l’image de l’entreprise, le nombre de suffrages exprimés doit se rapprocher au maximum de l’effectif. Pour ce faire, le projet de loi travail met en place le vote électronique. Ceci devrait probablement encourager la participation.

téléchargement (6)Ensuite, pour ce qui est de la constance des opinions, il convient de souligner que l’avis donné par les salariés lors de la consultation peut très rapidement évoluer dans un sens inverse au risque de mettre en péril la paix sociale ensuite.

Pour exemple, en 2013, une entreprise alsacienne avait conclu un accord de maintien de l’emploi afin d’éviter la suppression de 102 postes. Lors du référendum, l’accord avait  recueilli les faveurs des deux-tiers des salariés. Or, une fois l’accord conclu, plus de 160 salariés ont refusé ledit accord et ont été licenciés pour motif économique à caractère individuel. Le référendum d’entreprise ne couvre donc pas le risque d’un échec dans la mise en œuvre. En effet, le danger serait d’obtenir une mise en place facilitée grâce à la consultation qui donnerait ensuite lieu à une mise en œuvre désastreuse.

Encore une fois, qu’importe la logique : démocratie représentative ou démocratie directe, le dispositif qui porterait sur des éléments essentiels du contrat de travail se heurtera toujours à l’accord individuel des salariés ensuite.

Toutefois, cette possibilité sera pour le moment réservée à la modification de la durée du travail avant d’être étendue aux autres chapitres du Code du travail. Il conviendra donc de faire le bilan après cette première expérience.

Carole Teman