22/06/2013 : Sondage You Gov pour I-télé et le Huffington Post sur les européennes 2014 Mise au point de la Commission des sondages… et de Jean-Luc Mélenchon !

Le 13 juin a été diffusé sur I>Télé et le Huffington Post français un sondage réalisé par l’institut YouGov (un institut anglais) portant sur élections européennes, dont les résultats, spectaculaires, ont été largement repris.

Or, ce sondage vient de faire l’objet d’une mise au point particulièrement sévère de la Commission des sondages, ce qui ne peut manquer de faire réfléchir sur l’importance du droit des sondages en cette période troublée. Analyse.

 

Les résultats du sondage YouGov pour I>Télé et le Huffington Post

Ce sondage, dont on trouvera la notice en suivant le lien suivant, annonce, selon le Huffington,« une déroute du parti dirigé par Harlem Désir ainsi que l’explosion des intentions de vote pour le Front national ». 

En effet, le Parti socialiste s’effondre et se retrouve au même niveau d’intentions de vote que le Front de Gauche, à savoir seulement 15% d’intentions de vote. Le parti socialiste perd notamment des voix dans son propre camp, son électorat se dispersant, selon un phénomène connu pour un parti de gauche au pouvoir : selon les résultats de ce sondage, analysés par son auteure, seuls 52% des sympathisants socialistes ou écologistes disent prévoir de voter pour les listes PS, alors que 17% prévoient de voter pour Europe-Ecologie-Les-Verts, 10% pour une autre liste de Gauche, et 7% pour le Front de Gauche.

C’est donc l’UMP qui devrait alors sortir gagnant de cette élection, mais avec un score très limité. En effet, l’UMP se classe en tête mais avec seulement 19% d’intentions de vote. Le principal parti d’opposition traditionnelle, qui avait recueilli 28% des suffrages en 2009 (dans le cadre toutefois d’une alliance avec le centre), ne dépasse que d’une courte tête le Front national (18%) qui se trouve désormais en deuxième position.

En effet, de manière générale, ce sondage constate, ce qui n’est là non plus pas une surprise dans le contexte actuel, une montée des partis se situant aux extrêmes de l’échiquier politique.

Ainsi, dans la droite ligne des baromètres de popularité qui placent Marine Le Pen à un niveau très élevé, c’est le FN qui marque la plus forte progression, avec 18 % des intentions de vote (en 2009, les sondages n’avaient jamais placé le FN au-dessus de 9%). Les dirigeants du FN se voient déjà dans le rôle de premier parti de France aux européennes…

L’autre grand gagnant du sondage est le Front de Gauche de Jean-Luc Mélenchon. Alors que les écologistes, qui bénéficient traditionnellement de cette élection, ne se situent qu’à 7% des intentions de vote (contre 16,2% en 2009), le Front de Gauche réalise un score très important, avec 15% des intentions de vote.

Pour le reste, le Modem se maintient à un niveau élevé, avec 8% des intentions de vote, tandis que l’UDI s’écroule, avec 5% des intentions de vote.

 

Ce sondage est très important, car il s’agit d’un des premiers relatifs aux élections européennes et parce que ses résultats sont particulièrement spectaculaires. Toutefois, il vient de faire l’objet d’une mise au point très sévère de la Commission des sondages.

 

Une mise au point très sévère de la Commission des sondages

Sur le site internet du Huffington Post apparaît aujourd’hui un encadré, très visible, faisant état d’une mise au point de la Commission des sondages adoptée le 21 juin 2013 sur le fondement de l’article 9 de la loi du 19 juillet 1977, lequel fait le lien vers un autre article restituant le contenu de cette mise au point :

« La commission des sondages appelle l’attention du public sur l’absence de caractère significatif des résultats du sondage relatif aux élections européennes de 2014, réalisé par l’Institut YouGov et publié le 13 juin par I>Télé et le site français du Huffington Post.

La méthode d’établissement des intentions de vote comporte en effet plusieurs défauts de nature à altérer la qualité et la fiabilité du sondage.

En premier lieu, la constitution de l’échantillon des personnes interrogées n’a pas comporté la vérification préalable de leur inscription sur les listes électorales.

En deuxième lieu, la question d’intention de vote a été précédée, lors de l’administration de l’enquête, de questions d’opinion de nature à biaiser la réponse des personnes interrogées.

Enfin, il résulte des déclarations faites à la commission par les représentants de l’institut YouGov que les données recueillies auprès des personnes interrogées ont fait l’objet d’une correction à partir d’éléments extérieurs à l’enquête de sorte que les résultats publiés ne sont pas cohérents avec les données qui en sont issues. »

 

Selon la Commission, les résultats du sondage sont dépourvus de caractère significatif, en raison de défauts altérant sa qualité et sa fiabilité. Trois griefs, très graves, sont reprochés à ce sondage.

1) En premier lieu, il n’a pas été vérifié, lors de la constitution de l’échantillon, que les personnes sondées étaient bien inscrites sur les listes électorales. Les sondages doivent en effet toujours contenir, en premier lieu, une question demandant si la personne interrogée est inscrite sur les listes électorales, seules les personnes étant juridiquement en capacité de voter devant être testées dans le cadre d’un sondage d’intention de vote. Cette règle est véritablement une règle de base  (V.,  rapport de la Commission des sondages de 1981). Il est très étonnant que l’institut YouGov ne l’ait pas respectée.

2) En deuxième lieu, la question d’intention de vote a été précédée d’une série de questions d’opinion de nature à influencer les réponses des personnes interrogées, comme le montre la lecture de la notice du sondage : la question d’intention de vote n’apparaît qu’à la fin de la page 7 !

Ce grief est encore plus grave. En effet, conformément à tous les travaux des sociologues et politistes, et en vertu de la jurisprudence de la Commission des sondages établie dès 1989 (V. rapport de la Commission des sondages de 1989 et plus récemment mise au point  du 23 juin 2006 La Voix du Nord/IFOP), l’ordre des questions peut introduire des biais. Il n’est pas question de faire précéder la question d’intention de vote de toute autre question ayant pour effet voire pour objet d’orienter les réponses des personnes interrogées. En pratique, la question d’intention de vote doit toujours être posée en premier, et les instituts français respectent cette règle bien connue.

Il est là aussi étonnant que YouGov ait commis cette erreur.

3) Le troisième grief est plus mystérieux, et la Commission des sondages ne dévoile guère d’éléments. Selon elle, « il résulte des déclarations faites à la commission par les représentants de l’institut YouGov que les données recueillies auprès des personnes interrogées ont fait l’objet d’une correction à partir d’éléments extérieurs à l’enquête de sorte que les résultats publiés ne sont pas cohérents avec les données qui en sont issues. »

Le sondage a été donc « corrigé » à partir d’éléments extérieurs à l’enquête, rendant les résultats incohérents. Quels sont ces éléments extérieurs ? Si la Commission des sondages ne le dit pas, c’est parce qu’elle considère, dans la lignée de la jurisprudence Mélenchon, que ces éléments relèvent du secret des affaires.

Il ne s’agit sans doute pas de la seule présence de redressements politiques, notamment par souvenir de vote, dans la mesure où ces derniers sont même… obligatoires, selon la jurisprudence de la Commission des sondages (Mise au point de principe Le Quotidien de Paris du 14 mars 1995).

Ces « éléments extérieurs » sont-ils ces éléments politologiques intégrés au sondage, que la Commission des sondages a d’abord refusés (Rapport de la Commission de 2002) avant de les accepter en 2004 et 2005, avec précaution toutefois et à condition qu’ils puissent être strictement expliqués et contrôlés par la Commission des sondages ? Y-a-t-il eu une erreur dans l’utilisation de ces éléments extérieurs , ou le simple principe de les utiliser serait-il devenu contraire à la loi, cette mise au point s’analysant alors comme un revirement de jurisprudence de la part de la Commission ?

Renseignements pris, il apparaît que la position ne constitue pas un revirement de jurisprudence, les éléments extérieurs étant toujours admis. Néanmoins, les éléments extérieurs utilisés par YouGov ont été jugés incohérents par la Commission. Reste à poursuivre l’enquête et espérer que YouGov acceptera de les rendre publics. Mais l’analyse produite ci-dessous permettra peut-être de se rapprocher de la vérité.

4) Dernier point, mais qui n’a pas été relevé par la Commission, on peut s’étonner de la faible taille de l’échantillon (732 personnes) pour des élections européennes, alors que d’autres sondages portant sur les mêmes élections ont été réalisés avec des échantillons de près de 2000 personnes.

 

Sans doute, l’ensemble de ces éléments est-il aussi intéressant du point de vue du droit comparé. Comme nous l’avons  écrit, les techniques de sondage et le droit des sondages de chaque pays se construisent en fonction des caractéristiques politiques propres de chaque pays qui, peut-être, ont été mal comprises par un institut anglais.

 

Enfin, dernier point, il faut noter que cette mise au point est également intéressante du point de vue de sa publication. En effet, comme il a été indiqué, le Huffington Post en a fait une publication satisfaisante et rapide, et I>Télé devrait également la publier prochainement. C’est un progrès intéressant, et à vrai dire indispensable au regard de la gravité des manquements commis.

 

Faut-il aussi mettre au point Jean-Luc Mélenchon ?

Jean-Luc Mélenchon, ennemi habituel des sondages et de la Commission des sondages (même s’il ne manque guère de s’en prévaloir quand ils lui sont favorables), a réagi à ce sondage sur son blog en accusant une nouvelle fois les sondeurs de manipulation.

On peut certes lui donner raison sur certains points, lorsqu’il critique l’application de la loi de 1977, en termes de transparence par exemple. Nous l’avons aussi écrit. En revanche, pour le reste, on ne qu’être en désaccord avec le raisonnement du leader du front de Gauche, qui est d’ailleurs affecté de défauts techniques.

 

Tout d’abord, la mise au point de la Commission des sondages lui donne tort lorsqu’il écrit « Pourquoi la très fumeuse Commission des sondages ne fait-elle pas son travail de contrôle ? Pourquoi le responsable de cette sinécure sans objet ne doit-il pas déclarer son patrimoine alors que les ministres et les parlementaires qui ont moins de pouvoir que lui (sic) y sont astreints ? Pourquoi les crédits de cette commission et les frais de ses postes de responsables ne sont-ils pas visés par les coupes budgétaires ? Curieux, vraiment ! Car ces gens ne font vraiment rien ». 

Non pas qu’il n’y ait rien à reprocher à la Commission, et nous-mêmes exprimons régulièrement notre part de critiques. Mais sur ce coup, la Commission des sondages a démontré qu’elle ne servait pas à rien. La Commission des sondages est une institution importante et peut-être même unique dans le monde, qui permet mieux que dans tout autre système (voir nos travaux de droit comparé publiés ou à venir et l’article publié sur le présent blog) l’absence de manipulation sondagière en France. M. Mélenchon devrait s’en réjouir, plutôt que de tirer sans cesse sur l’ambulance.

Comment réagira-t-il à la mise au point de la Commission des sondages ? Considérera-t-il qu’elle lui est favorable, ou défavorable ? Va-t-il reconnaître à la Commission des sondages le fait d’avoir agi, ou va-t-il considérer que cette action, qu’il souhaiterait plus régulière, est cette fois manipulée ?

 

Toutefois, en l’espèce et cela est significatif, Jean-Luc Mélenchon n’a pas tant dénoncé le principe de la construction du sondage que son utilisation médiatique, en se prévalant du score du Front de Gauche.

Ainsi, il écrit  « Avez-vous entendu parler du sondage qui donne le Front de Gauche à égalité avec le PS ? Il est bien possible que non. Le chiffre n’a pas été jugé digne d’être mentionné comme une information significative par nombre des commentateurs éthiques et indépendants. Pourtant, c’est le même sondage qui donne le Front National à 18%. Donc vous n’avez pas pu y échapper. En effet la « percée » du FN a été amplement annoncée, célébrée et agitée par les mêmes éthiques et indépendants. ». Il estime alors qu’ « A mes yeux, tous ceux qui ont présenté ce sondage comme une nouvelle preuve de la « percée » des Le Pen, qui n’existe pas, une semaine après le meurtre de Clément Méric, sont des agents lepénistes. Surtout quand, de surcroît, ils ont ignoré le fait essentiel qu’est la progression du Front de Gauche parvenu à égalité avec le PS. ».

C’est donc l’utilisation médiatique du sondage qui  pose ici problème  à Jean-Luc Mélenchon, qui considère que la principale information « technique » serait la montée spectaculaire du Front de Gauche. Ce problème d’interprétation existe, comme nous l’avons déjà dit concernant le manque d’accompagnement médiatique du sondage en France par rapport à d’autres pays. Toutefois l’accusation reste un peu injuste pour le Huffington, qui fait bien référence à cette information.

 

Concernant la fabrication du sondage lui-même, et même si Jean-Luc Mélenchon continue de ne pas aimer les sondages, il faut noter qu’il reconnaît à celui-ci précisément, réalisé par un institut anglais, un mérite supérieur à celui des sondages français.  Selon lui, « Avec le chantage au danger Front National, les sondages sont l’autre assurance-vie du système politico-médiatique. Nous avons déjà édité une note et un livre sur le sujet. Nous savons que les chiffres sont manipulés dans l’opacité la plus totale. Mais il y a une exception. C’est précisément le sondage dont je parle ici. Ici le fournisseur anglais prend plus de risques que ses collègues français. En effet, il publie des données brutes sur l’échantillon de sondés en plus des données pondérées, c’est-à-dire trafiquées. Je note que les principaux instituts français ne le font jamais. Le sondage qui nous donne à 15% serait-il un peu plus sérieux que les autres ? Que reste-t-il des arguments des sondeurs français d’après lesquels les « coefficients correcteurs » et autres potions magiques seraient des « secrets professionnels »? »

C’est donc un point intéressant, car effectivement, la comparaison montre que de manière générale la transparence est plus grande au Royaume-Uni où les échantillons bruts sont publiés. On retrouve donc ici le problème bien connu des redressements, éléments extérieurs et autres composantes du secret des affaires, secret que l’on peut critiquer, et nous l’avons fait aussi, même si juridiquement le secret des affaires est admis. Nous aussi, nous souhaiterions plus de transparence.

Néanmoins, l’argument utilisé par M. Mélenchon est-il pour autant pertinent ? La réponse est clairement non, car M. Mélenchon commet ici deux erreurs de raisonnement.

1) D’une part, et contrairement à ce qu’il sous-entend, et même si les échantillons non pondérés sont effectivement publiés (ce qui est classique dans les notices anglaises), les scores bruts (les résultats d’intention de vote exprimés en pourcentage) ne le sont pas. Les scores publiés sont donc  associés à des échantillons redressés. Autrement dit, le score de M. Mélenchon a été, comme il dit, « trafiqué ». M. Mélenchon se prévaut-il de scores trafiqués ?

2) D’autre part, si on le suit le raisonnement de M. Mélenchon, on constate que le « trucage » a été fait… en sa faveur. En effet, l’échantillon des votants Front de Gauche a été redressé à la hausse (de 97 à 123), et celui de Marine Le Pen, à la baisse (de 134 à 95), ce qui a pour effet de faire monter M. Mélenchon et baisser Marine Le Pen. A qui profite le « truc » ? M. Mélenchon pourrait-il assumer que la manipulation soit faite cette fois en sa faveur ?

 

Ce sont peut-être d’ailleurs ces redressements étranges qui ont conduit la Commission des sondages à prononcer une mise au point. Le défaut du sondage était donc peut-être, ici, le fait de surestimer M. Mélenchon et de sous-estimer Mme Le Pen. Après tout, cela a été, jusqu’ici, toujours le sens des élections.

C’est d’ailleurs en ce sens que sont allés d’autres sondages, qui eux donnaient l’UMP, le PS et le FN à égalité, loin devant le Front de Gauche. Ce fut le cas par exemple d’un sondage Ifop pour valeur actuelle publié début juin ou d’un sondage Harris Interactive réalisé fin mai.

La vérité n’est peut-être donc pas là où M. Mélenchon le pense.

Faut-il mettre au point M. Mélenchon ?

Cela serait assez amusant… et juridiquement utile, dans la mesure où cela permettrait probablement d’avoir un arrêt « Mélenchon 2 » qui, sans doute, ferait avancer le droit des sondages. Si M. Mélenchon n’existait pas, il faudrait l’inventer.

 

Romain Rambaud