15/03/2013 : L’opinion publique et les sondages dans une démocratie naissante : l’exemple de la Tunisie.

Comme nous l’avons indiqué précédemment, le colloque de la Commission des sondages du 19 avril prochain sera l’occasion de s’interroger sur le droit des sondages électoraux, y compris en droit international et en droit comparé. Par définition, l’étude portera sur les systèmes juridiques existants. Pourtant, de tous les systèmes, c’est peut-être ceux dans lesquels le droit n’existe pas qui sont le plus intéressants.

De ce point de vue, l’exemple le plus frappant est sans doute la Tunisie. Particulièrement proche de nous par son histoire et sa culture, ce pays est en profond bouleversement et la démocratie est confrontée à ses premières crises. La démocratie représentative, c’est à dire le gouvernement et l’Assemblée constituante  sont en difficulté, dans ce pays où l’alternance des gouvernements ne doit pas faire oublier que ne s’est tenue qu’une seule élection.

Cette crise de la démocratie représentative appelle dès lors, comme une autre révolution qu’on connaît bien, l’intervention permanente de l’opinion publique. Ainsi, la rue n’hésite pas à se manifester lorsque les atteintes à la révolution se font trop fortes.

Alors, quelle place pour l’opinion publique et pour les sondages dans la démocratie tunisienne naissante, et quelle place pour le droit des sondages ?

De France, et sans droit, il est très difficile pour le juriste d’intervenir.  C’est pour cette raison que nous avons fait le choix de proposer ici, pour commencer nos recherches en Tunisie, par interroger un sondeur.

Vous trouverez  ci-dessous l’interview de M. Hichem Guerfali, président de 3C Etudes, un des principaux instituts de sondages en Tunisie. Vous pourrez trouver le site de cet institut en cliquant ici . Indiquons aussi son blog, par lequel M. Guerfali procède à une analyse des évolutions de la société tunisienne, que vous pourrez trouver en cliquant ici.

Nous le remercions du temps qu’il a bien voulu nous consacrer pour réaliser son interview et de l’intérêt de ses analyses, particulièrement franches, dans le contexte si particulier d’une démocratie naissante.

 

Interview de M. Hichem Guerfali, directeur général de 3C Etudes

 

1)      Dans le contexte de crise politique et institutionnelle en Tunisie, quelle place pour l’opinion publique  ?

L’opinion publique existe, contrairement à ce que disait Bourdieu. Il n’y a pas une opinion unique, il y a plusieurs opinions, plusieurs tendances, la régularité des appréciations des opinions le démontre. Mais l’opinion existe, dans sa diversité.

En Tunisie, les politiques commencent à prendre en compte l’opinion publique. Mais depuis deux ou trois mois seulement. Nous avons des partis et des gouvernants qui sont des militants, qui étaient des militants sous Ben Ali, qu’ils soient islamistes ou laïcs. Or, quand on est militant, on finit peut-être par avoir l’esprit figé. La religion n’apprend pas aux gens à relativiser leur jugement, l’esprit est pétrifié. Pourquoi comparer ses idées, qui sont sures, incontestables, qui sont légitimes car muries, parfois en prison ? Ces dirigeants n’avaient pas besoin de mesurer l’opinion, de toute façon ils la connaissent. Ils viennent du peuple, ils le comprennent, pensent-ils. Pourquoi faire des sondages, alors qu’on connaît déjà tout ? Ils n’ont pas besoin de sondages, car ils ont la légitimité.

Mais en réalité ils sont déconnectés de l’opinion.

Ainsi, face aux échecs, ils ont été obligés de constater leur défaut de jugement. Leur échec a été un choc. Ils ont du se remettre en cause. Un an après les élections, l’autocritique a été faite et ils ont compris que les sondages sont les moyens de connaître une vérité. La prise de conscience est récente.

 

Et quelle place pour les sondeurs ?

S’ils commencent à s’intéresser à l’opinion publique, les politiques ont une suspicion contre les sondeurs.

Par ailleurs, sous Ben Ali, certains sondeurs faisaient spontanément des sondages et certains voulaient appuyer la dictature en mettant en avant la famille du Président : tous les ans, les membres du clan Ben Ali étaient les personnalités les plus remarquables de l’année. Au début, cela a participé à la suspicion, mais les gens ont la mémoire courte.

Plus récemment, la suspicion vient du fait que beaucoup de sondages publiés étaient faux.

Donc, les hommes politiques ne savent pas quels sont les bons sondeurs et quels sont les mauvais. Ils pensaient que les français savaient faire, mais les sondeurs français n’ont pas été plus efficaces que les autres. Par ailleurs la profession n’est pas encore organisée en Tunisie.

 

Y-a-t-il beaucoup de sondages en Tunisie ? Les sondeurs interviennent-ils souvent dans le débat médiatique ?

Chez nous, non, il n’y a pas beaucoup de sondages. Deux ou trois par mois, guère plus.

Concernant les sondeurs, ils n’interviennent pas beaucoup. J’interviens à la télévision, avec un baromètre mensuel. Mais en Tunisie nous ne passons pas notre vie à publier des sondages.

Mais nous tenons quand-même à publier mensuellement, même si ni les partis ni les médias ne sont prêts à payer pour cela, sauf, bien sûr, lorsque l’on va dans leur sens.

 

Et l’opinion publique elle-même, se méfie-t-elle des sondages ?

Pour le moment oui, car beaucoup de sondages publiés étaient en totale contradiction avec les résultats. Elle se méfie beaucoup, d’autant que des sondeurs très en vue, qui sont toujours là, ont beaucoup soutenu  le régime. Or, les gens n’ont pas oublié ce soutien par certains sondeurs de l’ancien régime. Certains sondeurs essaient de se refaire une virginité.

 

2)      Comment apparaît l’opinion publique à un sondeur tunisien ? Est-elle à l’image de la classe politique, de la représentation, est-elle aussi divisée ?

Dans les sondages, le lien entre la représentation et l’opinion est cohérent. L’opinion publique ressemble à la représentation et son évolution de mois en mois est faible, avec des évolutions minimes, cohérentes, et on arrive à comprendre les mouvements qu’il y a dans les opinions, qui sont logiques au regard de ce qu’il se passe dans le pays.

On comprend aussi des évolutions étonnantes, par exemple quand le peuple soutient le recours à la violence contre des manifestations, considérant que le pouvoir doit user d’autorité.

Par la régularité de ce que l’on voit, oui, on retrouve les mêmes composantes, alors même que l’on n’interroge tout le temps des personnes différentes. A l’exception d’un parti que nous avons, un peu comme le Front National, Al-aridha, avec un vote caché, le parti Al-aridha (voir ci dessous).

La crise aujourd’hui en Tunisie est une crise juridique, d’interprétation de texte, plutôt qu’une crise véritablement politique. C’est devenu une querelle de constitutionnalistes à laquelle le peuple ne comprend rien. Alors que le véritable problème n’est pas celui-là. Il faut arrêter les assassinats.

 

Sur quoi l’opinion publique tunisienne se retrouve-t-elle majoritairement ?

Le consensus c’est de garder le mode de vie des tunisiens tel qu’il était avant la révolution. On a fait un sondage de sortie des urnes, et ce qui ressort c’est que les aspirations sont de résoudre les problèmes de chômage, d’améliorer les niveaux de vie (les deux autour de 50%) et la troisième préoccupation c’est la liberté (vers 44%, de mémoire). Il n’y a pas eu de révolution pour la démocratie, il y a une révolution pour les problèmes sociaux.

Les tunisiens veulent la liberté de faire ce qu’ils veulent, y compris si c’est pour porter le voile. Ce n’est pas forcément la démocratie au sens où on l’attend. Pour pouvoir régler les problèmes, il faut pouvoir évaluer les problèmes de manière correcte. Et les sondages servent à cela.

 

Et concernant l’adhésion à la révolution ?

On a posé la question. On a fait un sondage par téléphone, car en face à face les gens ne parlaient pas assez franchement. Et l’enquêteur aussi doit être neutre. Et on vient de faire un sondage, deux ans après la révolution, mais avec une question ouverte. On m’a rapporté que des gens n’ont jamais été pour la révolution. Mais de manière quantitative, c’est tabou. On ne sait pas vraiment.

C’est très difficile de savoir car les gens ne vous diront pas qu’ils sont contre la révolution. Au fond d’eux-mêmes, tous les gens étaient contre l’ancien régime. Mais beaucoup de gens se sont insérés dans le régime voire ont participé à ce régime.

C’est contradictoire, mais c’est la nature de l’homme, ce n’est pas constant. Les hommes sont très changeants, et les tunisiens ne font pas exception à la règle. Ceux qui n’ont pas profité du système sont en faveur de la révolution. Et ceux qui sont allés dans le sens du régime mais n’en partageaient pas les principes se recyclent très bien dans le nouveau régime et sont en faveur de la révolution, ils s’adaptent.

Mais après tout, peut-être que les gens changent.

 

3)      Vous appelez à une réglementation sur les sondages en Tunisie ? De quel type ? Pourquoi ?

J’ai beaucoup participé à la rédaction de la proposition de loi de Jean-Pierre Sueur, et cela va dans le bon sens.

Pour la Tunisie, j’essaie même de proposer une loi qui va beaucoup plus loin que la législation française, même dans sa nouvelle mouture, avec des contrôles inopinés, à tout moment, des contrôles sur place, en face à face ou au téléphone. Parce même s’il est très difficile de créer de faux sondages, il n’est pas impossible de le faire. Il est très facile de procéder par extrapolation, à partir de 10% d’un échantillon, on peut générer aléatoirement des chiffres (en termes techniques, cela s’appelle le « BootStrap »). C’est trop tentant, les coûts étant tellement élevés en France ; et puis les sondages d’opinion sont payés de moins en moins cher, d’autant que les sondeurs sont soumis à l’argument selon lequel ils se font de la publicité grâce aux sondages politiques. Il faudrait que la Commission des sondages puisse vérifier la production des chiffres.

Par ailleurs, l’étendue des textes devrait couvrir l’ensemble des sondages publics, pas seulement les sondages d’opinion et les sondages politiques ; tout ce qui est porté à l’attention du public, par exemple les mesures d’audience, or il y a beaucoup de problèmes de ce point de vue (Médiamétrie), ou encore les études sociales. Tant que ce n’est pas dans le domaine privé, je pense que cela devrait obéir aux mêmes contraintes, aux mêmes vérifications, et que l’on garde la responsabilité sur les chiffres s’il apparaît que les sondages n’ont jamais été réalisés ou qui n’obéissent pas aux fondamentaux.

 

Et concernant l’interdiction de publication ? Qu’en pensez-vous ?

Concernant la période d’interdiction de publication, je pensais que pour permettre aux petits partis, aux personnes qui ont boycotté l’ancien régime, aux personnes qui n’ont été pas été militants contre le régime, d’émerger, il ne fallait pas de sondages. En effet, les militants contre l’ancien régime ou au contraire celles qui ont en profit sont donc déjà connues. Inévitablement, la notoriété forte préalable allait les favoriser dans les sondages ; faire des sondages ne permettaient donc pas de faire émerger de nouvelles personnes.

Mais très rapidement, ceux qui faisaient l’apologie de Ben Ali, une semaine avant le 14 janvier, avant la révolution,  les mêmes qui faisaient des sondages pour glorifier Ben Ali, les mêmes se prétendaient révolutionnaire et commençaient à faire des sondages, prédisaient ceux qui allaient conquérir le pouvoir, favorisant les militants connus et les gens de l’ancien régime. Pour moi, c’était dangereux, malsain, et il fallait faire des débats d’idées et non pas des débats de chiffres.

Et ces sondages n’étaient pas valables. En faisant les mêmes sondages, on ne trouvait pas du tout les mêmes résultats. Il y avait de la manipulation.

J’ai appelé à s’abstenir de faire des sondages, mais personne n’a voulu me suivre. Les partis politiques trouvaient que les sondages étaient une bonne manière de faire de la pub. Par ailleurs, personne ne voulait faire de loi, de Commission de contrôle, les politiques avaient d’autres soucis, ce que l’on peut comprendre.

J’ai aussi proposé de former les journalistes, mais ils n’étaient pas vraiment intéressés, en tout cas ne faisaient pas d’efforts dans les faits. Au contraire, ils ont considéré qu’il n’y avait pas de raison de mettre en doute les sondages publiés.

Comme il n’y a rien eu, j’ai appelé à interdire la publication des sondages au plus tôt, et cette requête a été entendue par l’instance publique devant surveiller le travail journalistique, l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (INRIC). Ils ont organisé en juillet une sorte de colloque où peu de journalistes sont venus, où j’ai parlé de la validité et de l’influence des sondages. J’ai montré les sondages qui ont été publié et j’ai montré qu’ils n’étaient pas valables. Tout le monde était unanime sur l’analyse. Alors, l’ISIE, l’instance indépendante pour les élections, a décidé d’interdire la publication des sondages pour les élections.

Mais maintenant, tous les partis ont eu un financement pour se faire connaître, et il n’y a plus d’intérêt d’interdire les sondages. Or les sondages permettent de pacifier les rapports sociaux. Avec les sondages que nous faisons, on est arrivé en Tunisie à garder une paix sociale et politique, ce qui n’est pas le cas en Egypte et en Lybie. Le seul régulateur, ce sont les sondages, qui permettent de savoir le poids des uns et des autres. Les sondages permettent d’apporter la stabilité dans le système démocratique. C’est une théorie que je voudrais développer.

 

Et aujourd’hui ?

Depuis, il n’y a plus avancée.

J’ai essayé avec l’Assemblée Nationale Constituante. Aujourd’hui, ils comment à être sensibilisés, il y a des dirigeants de partis qui voient l’intérêt d’une loi, même s’ils le voient surtout en termes d’influence plus qu’en termes de validité aujourd’hui. Par contre, comme les sondages sont contradictoires voire très contradictoires, beaucoup de politiques se sont dit qu’il valait mieux faire attention. Donc il y a une conscience.

Maintenant l’Assemblée Nationale Constituante a pris beaucoup de retard. On ne sait pas quand la Constitution va être adoptée. En Tunisie on se pose ces problèmes là. Les constitutionnalistes, même eux, ne sont pas forcément habilités à rédiger une Constitution. Ils n’ont pas le temps de s’intéresser aux sondages pour le moment, mais normalement il est prévu que lorsqu’ils commenceront à plancher sur la création d’une nouvelle institution indépendante pour les élections, cette autorité devra se pencher sur cette question là. Il faudrait que j’ai le temps de proposer une telle loi à tous les partis.

 

4)      Comment sonde-t-on en Tunisie d’un point de vue technique ? Quelles sont vos difficultés propres d’un point de vue technique ou politique ? Comment les résolvez-vous ?

Nous sondons par téléphone car c’est le seul moyen de joindre l’ensemble de la population. Pour l’instant c’est nous qui finançons tout ça, car pour obtenir des financements on nous demande de prévoir le résultat à l’avance…

C’est la meilleure manière de faire, car les tunisiens s’expriment de plus en plus librement. En face à face, il y a tous les problèmes, de coût, de couverture géographique et de contrôle de travail des enquêteurs. Pour l’instant, nous sommes très proches des résultats. Je vérifie mes méthodes, et la méthode téléphonique est très fiable.

Par contre, en ce qui concerne les difficultés pour sonder, nous avons un parti qui pose des difficultés semblables au FN, le parti Al-aridha. Ceux qui ont voté pour lui ne veulent pas le dire. On l’avait donné 6ème, et il a été 4ème. C’est le même phénomène que le Front National en France.

Mais je n’utilise pas de souvenir de vote, cela n’a ne sert à rien en Tunisie. Et en France, c’est contestable de redresser par souvenir de vote, alors que les votes sont devenus si fluctuants. L’historique des votes est un cache-misère. Pour Al-aridha, je procède quand même à des redressements, mais d’une autre manière, d’une manière indirecte. C’est un phénomène qui est apparu au dernier moment. A chaque fois on utilise des questions que l’on peut corréler avec Al-aridha. Le redressement politique par souvenir de vote est un élément qu’on prend en compte, mais ce n’est surtout pas un élément exclusif, et c’est un élément parmi d’autres. Et on tranche en fonction de nombreux paramètres.

Par ailleurs, nous avons encore des problèmes pour constituer les échantillons, il manque les CSP, elles ne sont pas publiés parce qu’il n’y avait pas de besoin avant. Nous avons compilé nous-mêmes les données de l’institut national de la statistique qui a déjà fait 95 % du travail mais qui n’a pas terminé. Il faudrait qu’il y ait une amélioration pour augmenter la crédibilité du métier, car tout le monde ne peut pas faire ce que nous faisons.

Encore faut-il avoir la volonté d’améliorer ses propres sondages…

 

5)      Et en conclusion ?

Je dirais que le sondage n’est pas seulement un outil de mesure. C’est un outil d’amélioration et d’approfondissement de la démocratie, et il faudrait que les gens le comprennent. Les sondages permettent de stabiliser la démocratie.

Mais il faut de bons sondages. Car chez nous, les enjeux sont énormes. Il y a eu un sondage qui a failli mettre le feu en Tunisie, quand on a dit que 42 % des gens regrettaient Ben Ali, alors que c’était une interprétation de journalistes et que les chiffres étaient faux, puisque dans mon propre sondage, seulement 1,1 % des gens voteraient Ben Ali. Mais la semaine d’après, on brûlait un palais de justice, des extrémistes islamistes ont cherché à interdire une exposition, des gens ont appelé à l’intervention de l’armée.

 

Vous partagez donc notre idée que le droit est nécessaire pour garantir le bon usage du droit en démocratie ?

Le rôle du droit est essentiel, au regard des intérêts financiers, qui peuvent aller au-delà du simple marché de sondage. En échange de bons sondages, on peut attribuer de très gros marchés dans la sphère publique. Il faut donc que ceux qui publient des sondages restent responsables.

 

Hichem Guerfali, interviewé par Romain Rambaud