L’application mobile sur le suivi des élections en temps réel : de la Catalogne aujourd’hui à la France demain ? [P. Esplugas-Labatut ; C. Colin]

Spread the love

Lors du scrutin du 14 février 2021 pour l’élection des représentants au Parlement Catalan, les électeurs ont pu expérimenter une application pour téléphones mobiles et tablettes dite « Elecciones 14 F » visant à suivre en temps réel les conditions du déroulé de ce scrutin. Cette application avait en fait déjà été utilisée lors des précédentes élections régionales de 2012 et 2017. Elle a pris toutefois une autre résonance en 2021 dans le contexte de pandémie de Covid 19 particulièrement lourd en Espagne. Il s’agissait en effet de tenter de faire face à la peur et de limiter les risques de contamination des électeurs dans les bureaux de vote. La Généralité de Catalogne a ainsi réactualisé, en collaboration avec les citoyens grâce à un concours d’idées, l’application de suivi des élections par la mise en place de nouvelles fonctionnalités notamment de suivi en temps réel de la fréquentation des différents bureaux de vote et d’estimation du temps d’attente. L’application dispose au final d’un ensemble de fonctionnalités pratiques et à visée informative permettant, après la fermeture des bureaux de vote, de suivre également les résultats en temps réel en comparaison avec ceux des élections passées et d’accéder à une modélisation de la répartition des sièges au sein de l’assemblée. Cette application échafaude même des hypothèses de gouvernance en fonction des alliances possibles ce qui peut être pertinent dans le cadre de la représentation proportionnelle en vigueur pour les élections régionales en Catalogne.

Au-delà du cas Catalan, la question se pose de savoir si cette application mérite d’être exportée notamment en France. La réponse serait pour notre part affirmative dans le sens où cette application répond à un double objectif de préservation de santé publique et de lutte contre l’abstention (I) et d’accès facilité à l’information (II) sans pour autant bouleverser le processus électoral et démocratique traditionnel.

L’objectif de santé publique et de lutte contre l’abstention

La crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid 19 conduit nécessairement à aménager les conditions de déroulé du scrutin. Le taux de participation observé lors du 1er tour des élections municipales en France s’est révélé historiquement bas n’atteignant même pas 50%[1] dont il est possible de déduire qu’un certain nombre d’électeurs craignaient de se rendre aux urnes par peur de la contamination. La réponse démocratique à cette situation sanitaire par la décision de reporter un scrutin, comme cela s’est fait pour le 2ème tour des élections municipales de 2020 et les élections départementales et régionales de 2021, ne peut être qu’exceptionnelle. Il convient donc d’imaginer des solutions alternatives permettant au scrutin de se dérouler dans des conditions de sécurité sanitaire satisfaisantes encourageant l’électeur à aller voter. Sans être une solution miracle, une application visant à informer l’ensemble des citoyens de la fréquentation de leur bureau de vote et du temps d’attente pour pouvoir voter remplit incontestablement cet objectif légitime de lutte contre l’abstention. A la lumière du cas Catalan, il est cependant difficile d’évaluer l’efficacité de l’application « Elecciones 14 F » sur la participation. On a observé en effet pour le scrutin du 14 février 2021 une baisse significative du nombre de votants par rapport au précédent scrutin de 2017[2] mais qui s’explique surtout par une dramatisation moins forte au regard de la question de l’indépendance de la Catalogne et de sa proclamation en République.

Techniquement, l’équipement de l’ensemble des 65 000 bureaux de vote en capteurs de fréquentation est envisageable pour un coût de quelques milliers d’euros si l’on compare à d’autres opérations de comptage de personnes[3]. Les technologies sont désormais très diverses mais il est vrai que certaines peuvent jugées plus problématiques que d’autres du point de vue de la préservation des données personnelles et du droit au respect de la vie privée. Il serait ainsi préférable d’opter pour un instrument ne présentant aucun risque comme des capteurs infrarouges en mesure d’assurer un comptage par le franchissement d’une ligne fictive sans recueillir la moindre donnée personnelle.

La question se pose aussi de savoir si cette activité doit être assurée en régie s’agissant d’une compétence obligatoire, celle de l’organisation des élections, confiée par la loi aux maires pour le compte de l’Etat. Cependant, on peut penser que cette activité de recension du nombre de personnes présentes dans un bureau de vote ou des résultats, sans avoir un caractère officiel, est détachable de l’organisation même des élections et peut donc être déléguée à une personne privée. Ce choix est même souhaitable puisqu’une société privée spécialisée dans les objets connectés paraît a priori mieux équipée et plus performante que le service DSI d’une commune. C’est ainsi que des collectivités publiques ont préféré missionner des sociétés privées par exemple pour des opérations de comptage de personnes sur une plage[4].

A l’inverse de propositions plus radicales comme le vote par internet, le vote anticipé ou par correspondance, cette application mobile ne comporte aucun risque au regard de la liberté et du secret du vote. Si, comme pour tout outil informatique, des risques de fraude ou de manipulations ne sont pas à exclure, leur réalisation ne serait pas catastrophique compte-tenu du fait que la communication de résultats intervient une fois le scrutin clos et ne préjuge pas de leur annonce officielle.  

Plus fondamentalement, les modalités de l’application n’entraînent, heureusement de notre point de vue, aucun bouleversement dans le processus électoral traditionnel. Celui-ci correspond à un effet à un rituel bien huilé et très méthodique (passage dans l’isoloir, vote dans une urne, dépouillement par les scrutateurs sous l’œil des délégués). A aucun moment, cette application novatrice n’ébranle ce rituel puisqu’une fois dans le bureau de vote, rien ne change pour le citoyen.

L’objectif d’un accès facilité à l’information

Dans un pays à tradition jacobine comme la France, où seule l’élection présidentielle semble compter, le cérémonial de l’annonce des résultats de cette élection à la télévision le dimanche à 20H pourrait laisser croire que la question de l’accès à l’information électorale est réglée. Une analyse plus fine peut conduire au contraire à démontrer l’utilité d’une application informatique indiquant les résultats à un scrutin. Tout d’abord, même pour une élection présidentielle, il peut y avoir un intérêt pour certains électeurs à consulter en complément sur une application mobile les résultats dans leur commune, voire quartier, département, région que ne leur donne pas un média national. Surtout, les organes de presse nationaux sont peu adaptés pour communiquer des résultats à une élection locale. Au contraire, une application informatique de suivi en temps réel des résultats peut transmettre de manière ciblée des données quelle que soit l’échelle de la circonscription.

Il n’est nul besoin d’insister, tant l’affirmation relève du truisme, sur le fait qu’une population jeune tend à délaisser les médias traditionnels pour s’informer au profit d’un accès à Internet par voie de smartphone et de tablette. Il serait donc naturel que soit disponible sur le marché de l’information une application donnant des informations électorales.

Une telle application développée par les pouvoirs publics sur le modèle catalan pourrait enfin s’inscrire dans la lutte contre le développement de sites internets ou médias sociaux propageant de fausses informations dites fakenews, en transmettant des informations officielles directement issues des bureaux de vote.

Pour aller plus loin, toujours dans la perspective de ne pas bousculer la sacralité des scrutins, l’introduction d’une part de technologie dans leur déroulement pourrait être envisageable spécialement au moment du dépouillement. En effet, sauf dans les cas, aujourd’hui marginaux en France de recours à des machines à voter (64 communes concernées en 2017), le décompte des bulletins s’effectue manuellement. Il s’agit d’une opération très lourde, mobilisatrice en ressources humaines et même approximative et non exempte d’erreur. Sans qu’il n’y ait à proprement parler d’erreur, un certain nombre de bulletins de vote, dont la lecture et validité sont aujourd’hui soumises à appréciation subjective des scrutateurs, peuvent même être litigieux.

Pour répondre à ces sujets, il serait possible d’exploiter des technologies nouvelles et innovantes pour mettre en place un système de dépouillement automatique. Sans entrer dans trop de détails techniques, les bulletins pourraient être dotés d’un transmetteur radio-fréquence ou d’un code barre, différent pour chaque candidat ou liste, pouvant être lus par un lecteur adapté. Le secret du vote ne serait pas remis en cause dans la mesure où le transmetteur ou le code-barre ne ferait pas apparaître le votant. Dans le second cas de l’utilisation d’un code-barre, il conviendrait encore que le bulletin soit inséré dans une enveloppe fenêtre où ce code serait la seule partie visible. Avant une éventuelle généralisation, ce système pourrait être expérimenté en parallèle des conditions habituelles de dépouillement.

En définitive, il serait temps de moderniser (un peu) par le recours à la technologie des communications électroniques le processus électoral sans pour autant remettre en cause une méthode et un rituel patiemment construit et bien intégré. La bataille perpétuelle contre l’abstention et en faveur d’un accès égal et large à l’information est à ce prix. 

Pierre Esplugas-Labatut, professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole et



Capucine Colin, étudiante en Master 1 de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole


[1] 44,66% lors du 1er tour du 15 mars 2020 contre 63,5 % lors du 1er tour de 2014 et 61,05 % lors du 1er tour de 2008.

[2] Taux de participation en 2021 de 53,54% contre en 2017 79,09 %, soit une baisse de près de 32 %.

[3] Par exemple, 52 000 € pour la mise en place entre 2015 et 2017 d’un dispositif de suivi de la fréquentation des plages pour le compte du groupement d’intérêt public « Littoral Aquitain ».

[4] GIP du littoral Aquitain, « Mesure de la fréquentation et modèle prédictif », Rapport d’étude, mars 2018 et Le Parisien, « A Marseille, des capteurs mesurent la fréquentation des plages », 26 oct. 2018.